En concevant des objets high-tech toujours plus énergivores et polluants, de nombreux ingénieurs se considèrent aujourd’hui partiellement responsables de la dégradation écologique de la planète. Pour éviter le pire, ils invitent leur profession à sortir du techno-solutionnisme pour envisager une éthique de la techno-responsabilité.
Le début d’une révolution écologique pulse dans le champ des ingénieurs français. En 2017, le mouvement étudiant Ingénieur-es engagé-es voyait le jour afin de remettre l’humain et l’écologie au centre de la technique. En 2018, plus de 30 000 étudiants signaient le Manifeste Étudiant pour un Réveil Écologique afin d’intégrer les enjeux écologiques dans le métier d’ingénieur. Fin 2018, un jeune diplômé de l’école centrale de Nantes prononçait un discours courageux devant le corps enseignant sur la nécessité de repenser l’éthique de l’ingénieur dans un monde en déclin. Trois exemples qui témoignent des engagements forts que prend la jeunesse, consciente de sa responsabilité dans l’urgence climatique. « À quoi cela rime de se déplacer à vélo, quand on travaille par ailleurs pour une entreprise dont l’activité contribue à l’accélération du changement climatique ? » demandaient ainsi les jeunes signataires du manifeste.
« C’est le génie humain qui nous a conduit à la sixième extinction de masse »
Les étudiants ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’inquiéter du manque d’éveil des ingénieurs sur la question sociale et écologique. Dans leur livre Quelle éthique pour l’ingénieur ?, les autrices Fanny Verrax et Laure Flandrin soulignent que « la culture de l’ingénieur qui se transmet dans les écoles est résolument techno-solutionniste. Dans cette vision du monde, il n’existe pas de problème humain qui n’ait d’abord sa solution dans le champ de l’ingénierie ». En filigrane des études d’ingénierie, se distille selon elles un solutionnisme technologique qui s’apparente à une fuite en avant. Une idéologie selon laquelle les nouvelles technologies sauveront la planète de ces maux. Pourtant, les autrices soulignent que c’est bien ce même « génie humain qui nous a conduit à l’Anthropocène », la sixième extinction de masse. Face à cette foi aveuglante en la high-tech et à ses rêves de géo-ingénierie, une partie grandissante de la profession milite à rebours pour que les connaissances spécifiques de la corporation soient utilisées pour créer des technologies responsables.
La technologie n’est jamais neutre
Pour développer une éthique techno-responsable, les ingénieurs doivent prendre conscience de la politisation de la technologie qui en découle. Or, selon Fanny Verrax et Laure Flandrin, la corporation des ingénieurs s’est historiquement constituée loin des questions politiques. De facto, la philosophie de la profession s’est consolidée autour de l’idée que le savoir est réputé neutre et apolitique. Mais quelle neutralité reste-t-il lorsque les ingénieurs conçoivent et fabriquent des objets dont la haute technologie nécessite un extractivisme intensif des ressources ? Le pétrole, le charbon, le gaz, les métaux et terres rares sont récupérés dans des conditions indignes pour fabriquer téléphones, voitures et écrans. Et derrière ces extractions, une utilisation intensive accrue par l’obsolescence entraîne une hausse des émissions et une destruction de la biodiversité. La création de hautes technologies n’est ni neutre ni apolitique, et c’est donc bien le rôle de l’ingénieur d’y remettre de la politisation. Il s’agit de développer des technologies qui assurent un mode de vie décent sans céder à l’utilisation intensive de ressources déjà très amoindries. C’est à ce titre que Vincent Mignerot, fondateur du comité Adrastia, explique qu’il va falloir « construire un déclin », et donc faire mieux avec moins.
Le perma-ingénieur conçoit une technologie basse qui préserve le vivant
Si on devait schématiser, l’ingénieur conventionnel fabrique des moteurs à réaction pour fusée là où le perma-ingénieur conçoit des vélos légers et réparables. L’un vise la high tech et l’amélioration du confort au prix du climat et de la biodiversité, l’autre vise la low tech avec confort minimal tout en préservant la planète. Pour ce second groupe, on parle désormais de perma-ingénierie, c’est-à-dire d’une logique de permaculture appliquée à la conception d’objets. Or, la permaculture revient selon les mots du scientifique australien Bill Mollison à « développer des modes de vie et de fonctionnement qui ne nuisent pas à l’environnement et qui soient viables économiquement, qui subviennent à leurs propres besoins et qui n’abusent ni des humains ni du vivant ». Le perma-ingénieur, ou permaingénieur (pour insister sur l’idée de l’usage de la « main ») est donc celui qui préserve la santé de la nature et de l’humain en concevant sobrement de la technologie et en évaluant le rapport bénéfice/risque. Cela dit, cette vision est difficilement envisageable dans une entreprise productiviste. La soumission aux valeurs de l’entreprise, le morcellement du travail et la sous-traitance limitent la capacité des ingénieurs à agir. Les alternatives consistent alors à s’engager dans des projets de basse technologie ou à s’opposer à des projets industriels lorsque l’on bénéficie d’un bagage professionnel en proposant des alternatives viables.
Les limites de la RSE
Selon les autrices de Quelle éthique pour l’ingénieur ?, la RSE pourrait offrir un certain secours dans les questions éthiques des ingénieurs si elle ne se révélait pas insuffisante. Selon elles, le système productiviste et industriel hérité de Milton Friedman et de l’Ecole de Chicago insiste sur l’importance de générer du profit à condition de respecter la loi. Or, « aucune loi n’interdit d’équiper les ouvriers manutentionnaires des entrepôts de commandes vocales guidant leurs gestes et déshumanisant totalement le travail par la même occasion ». Les limites de la RSE dans le changement de paradigme des ingénieurs sont d’autant plus manifestes pour les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello que la RSE serait le « nouvel esprit du capitalisme ». Selon eux, cette tendance à l’éveil « masque les rapports structurels de pouvoir dans l’entreprise » et « rend illégitime toute forme de régulation politique et étatique ». Ainsi, quand bien même la RSE pourrait favoriser un changement de paradigme, elle ne pourrait le soutenir seule. C’est par la prise de conscience collective des ingénieurs et des étudiants qu’une nouvelle éthique de l’ingénieur sera possible. Or, quand on réalise que 18 000 personnes sont membres du groupe Facebook « Neurchi de Jancovici » (ambassadeur médiatisé de l’économie décarbonée), on peut être optimiste sur le rôle de l’ingénieur dans les années à venir.