05/02/2024

Temps de lecture : 5 min

« Le climat n’est pas une crise, cela ne va pas ‘passer’ », Elisabeth Laville (Utopies)

(Contenu abonné) Co-fondatrice d’Utopies, le tout premier cabinet français de conseil en développement durable qui fête ses trente ans en 2023, Elisabeth Laville fait le ...

(Contenu abonné) Co-fondatrice d’Utopies, le tout premier cabinet français de conseil en développement durable qui a fêté ses trente ans en 2023, Elisabeth Laville fait le bilan d’une carrière riche en rencontres avec un ton libre et des idées plus réalistes et pragmatiques qu’on ne pourrait le penser…

Emilie Kovacs : Quel bilan faites-vous de ces trente dernières années d’Utopies ?

Elisabeth Laville : Le sujet de l’engagement sociétal des entreprises a beaucoup évolué ! Les retours que l’on me faisait à l’époque, quand je citais Nature & découvertes ou Patagonia en référence, est que ce n’était pas réaliste… d’où le nom Utopies ! Les pratiques ont-elles progressé dans ce sens ? Pas tant que cela! La législation met pourtant une pression réglementaire sur les entreprises. La tribune que j’ai co-signée cet été dans Le Monde résume bien le fait qu’aujourd’hui le mot « régénératif » est à la mode. Sauf qu’en chemin il a perdu son ambition initiale qui était de renforcer l’agriculture biologique et qu’il s’inscrit dans une longue suite de mots qui se sont succédé pour désigner peu ou prou la même chose : entreprise citoyenne, développement durable, RSE et ESG, impact, etc… Cela reflète certes une évolution du cadre de pensée, où l’entreprise est invitée à avoir des impacts positifs et plus uniquement à gommer ses impacts négatifs, mais changer les mots ne change pas (forcément) les pratiques.

Certains militants de longue date, comme Helena Norberg-Hodge, écologiste britannique, philosophe et écrivaine de renom, suggèrent même que les grandes entreprises mondiales inventent des mots pour éviter de résoudre (vraiment) les problèmes et continuer à faire du business as usual :  ainsi, selon elle, le mot « carbone » éviterait de s’attaquer au problème climatique en faisant émerger un nouveau business. De même, le « régénératif » aurait été détourner pour pérenniser et « repeindre en vert » l’agriculture productiviste et industrielle qui, même enrichie des pratiques vertueuses de conservation des sols, persiste à aller à l’encontre du bio local beaucoup plus restrictif et exigeant… mais aussi plus efficace pour protéger la biodiversité sur les exploitations.

Emilie Kovacs : Quelle évolution de la RSE en France et dans le monde depuis la naissance d’Utopies ?

Elisabeth Laville : Pas sûre qu’on ait basculé dans « le monde d’après ». On a connu un recul des émissions globales de CO2 record, enfin aligné sur les réductions visées par l’Accord de Paris en 2015, pendant la pandémie de Covid-19 mais depuis on est repartis à la hausse. Et on ne fait rien sur les émissions importées ! Donc certes il y a eu une prise de conscience des enjeux climatiques en 2020 et de la nécessité de mettre de la « disruption » dans nos vies, et dans nos « business models ».  Mais le climat n’est pas une crise, cela ne va pas « passer » avec les années au contraire. Les progrès se font toujours par vagues d’accélération, en lien avec les évolutions réglementaires. C’est intéressant d’observer par exemple comment les entreprises se préparent à la nouvelle directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui oblige à montrer patte blanche sur de nombreux critères extra-financiers. Le risque étant que ces sujets soient considérés comme moins stratégiques quand l’enjeu est la conformité réglementaire…. 

Emilie Kovacs : Quels souvenirs vous ont marqué ces 30 dernières années ?

Elisabeth Laville : J’en ai beaucoup ! Au sein de l’agence tout d’abord, nous étions initialement deux femmes avec Catherine Gougnaud et nous sommes désormais 75 collaborateurs, avec une taille qui a doublé en cinq ans. Nous avons désormais des salariés qui n’étaient pas nés quand Utopies a été créé, ça fait tout drôle – et ceux qui ont l’âge de l’agence sont mariés et ont des enfants ! 

Dès le début nous parlions de transformation des produits et du marketing pour plus de responsabilité. Nous avons toujours essayé d’anticiper et de contribution à l’évolution de ces sujets. A nos débuts nous étions proches des fondateurs de « Social Venture Network », la première association d’entrepreneurs engagés et pionniers apparue en 1987 à San Francisco aux Etats-Unis. Certains, comme Ben & Jerry’s, ont été nos premiers clients.  Je me souviens de nos rencontres avec ces personnalités qui m’ont inspirée : Ray Anderson, fondateur d’Interface, Anita Roddick, fondatrice de The Body Shop, Ben Cohen et Jerry Greenfield, fondateurs de Ben & Jerry’s, et bien sûr Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia. Tous sont cités en exemple encore aujourd’hui !

Il a fallu vingt ans avant qu’apparaisse le label B Corp (Benefit Corporation) en 2006, toujours outre-Atlantique, mais à Philadelphie cette fois, avec pour objectif de certifier les meilleures entreprises pour le monde, et pas du monde. Ces mouvements ont souligné l’importance de la vision des entrepreneurs et de la mission que se donne l’entreprise, mais aussi le lien entre performance et impact environnemental, social et sociétal. Bien que B Corp concerne essentiellement des PME et ETI. Nous avons été la première B Corp en France il y a dix ans, et avons piloté le déploiement du label B Corp en France, jusqu’à la création de l’association B Lab France en 2019. Aujourd’hui, l’agence a une vision à 360 degrés, avec deux nouveaux pôles : mesure et stratégies d’impact (climatique, biodiversité, socio-économique…). 

Parmi les projets phares des débuts, nous avons travaillé sur la raison d’être de Nature & Découvertes et sur son tout premier rapport RSE baptisé à l’époque « Bilan Arc-en-ciel » en 1995/96. Plus tard, nous avons réalisé les premiers reportings RSE des groupes Danone, Lafarge et Carrefour –  et nous avons aidé ce dernier à lancer la gamme bio.

Evidemment ces trois décennies sont aussi jalonnées de livres, depuis la parution en 2002 de mon premier livre paru aux éditions Village Mondial : « L’Entreprise Verte, Le développement durable change l’entreprise pour changer le monde » (le dixième vient de paraître !).

Je me rappelle aussi en 2008 avoir reçu le Prix Veuve Clicquot de la Femme d’Affaires de l’année et a été décorée Chevalier de la Légion d’Honneur, qui ont concrétisé une reconnaissance de notre travail qui n’était finalement pas  si « alter » que ça !

Emilie Kovacs : Comment voyez-vous l’avenir de la RSE ?

Elisabeth Laville : Je vois l’avenir de la RSE intégrée au modèle économique, dans les offres comme dans les critères de performance. La difficulté pour y parvenir est de lier la théorie à la pratique. C’est ici que les territoires sont intéressants pour faire atterrir la RSE. C’est ce que nous expliquons dans notre ouvrage – que j’ai rédigé avec Boris Chabanel, Arnaud Florentin et Annabelle Richard- « L’entreprise hyper-locale, réinventer les modèles économiques à partir des territoires », publié en octobre 2023 aux éditions Pearson. Reterritorialiser les enjeux et les changements nécessaires dans le fonctionnement des activités humaines, c’est renoncer au hors-sol, opter pour un optimisme d’action et s’intéresser aux lieux où émergent concrètement les solutions entrepreneuriales au double défi de la soutenabilité et de la justice sociale. Ce qui représente aussi une opportunité majeure d’innovation, d’investissement et de création d’emplois dans tous les territoires. Je crois profondément que le local est aujourd’hui l’un des meilleurs, voire le meilleur, chemin pour changer les pratiques, embarquer largement les entrepreneurs et démontrer que le développement durable crée plus que les contraintes qu’il renvoie : de nouvelles opportunités pragmatiques et évolutionnistes !

Emilie Kovacs : Êtes-vous optimiste ou utopiste sur la capacité des entreprises à opérer leur transition écologique ?

Elisabeth Laville : Je crois que c’est l’action qui rend optimiste, et fait avancer les gens. Or le secret de l’action c’est de s’y mettre ! Oui ça reste utopique car il s’agit de changer le monde de manière idéale, via de nouveaux récits qui activent notre capacité à les réaliser, mais nous pouvons nous en rapprocher si tout le monde y va. Nous avons besoin d’une écologie qui rassemble plutôt que d’opposer et de diviser jeunes et vieux, urbains et ruraux, riches et pauvres… Nous n’y arriverons qu’ensemble ! Nous avons besoin de plus de solidarité et plus d’humanité.

Emilie Kovacs : Une entreprise exemplaire en RSE selon vous et pourquoi ?

Elisabeth Laville : Patagonia sans hésiter, avec son fondateur Yvon Chouinard qui fut le premier à nous recevoir en Californie il y a 30 ans et qui a encore prouvé récemment son exemplarité en faisant don de sa fortune à la Nature. Et c’est par ailleurs un grand fan de sports de glisse, comme moi !

Emilie Kovacs : Quel avenir pour Utopies pour les 30 prochaines années ?

Elisabeth Laville : Utopies a 30 ans… et tout est devant nous !

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