Le recueil de la vie de Coline Serreau se compose de centaines de chapitres qu’il faudrait lire en simultané, tant, tournée vers ses dons, elle a cultivé de concert de nombreuses passions : réalisatrice, elle est aussi actrice de cinéma, comédienne et autrice de théâtre, organiste, scénariste, compositrice, peintre, photographe. Portrait d’une artiste plurielle et engagée qui porte gaiement sa caméra – et tous ses autres instruments – dans le cœur de la société.
De son enfance passée à jouer dans les arbres, Coline Serreau a conservé cette habitude d’observer le monde d’un peu plus haut, de prendre du recul pour nous livrer, parfois trop en avance, une vision sans concession de notre société. Perchée dans son appartement parisien, au septième étage, Coline Serreau remonte le fil de son histoire. Fille d’une écrivaine et d’un metteur en scène, “des parents qui étaient des princes de la culture mais un peu des clochards au niveau économique”, elle a grandi et s’est forgée dans un bouillonnement de culture riche et formateur. Avant d’arriver à Paris à l’âge de cinq ans, elle grandit dans la Drôme. Elle est scolarisée à l’école Beauvallon de Dieulefit, un établissement révolutionnaire co-fondé par Marguerite Soubeyran, convaincue que si elle veut “changer la société il faut commencer par les gosses”. Coline y apprend ce à quoi devrait être biberonné n’importe quel enfant : se faire confiance et se concentrer sur ses dons. “C’est une éducation qui commençait par chercher où les gosses étaient bons et ensuite on tirait le fil”, raconte-t-elle.
Coline a les coudées franches pour laisser libre court à son imagination. “Née dans un théâtre”, elle organise ainsi très jeune des spectacles avec ses camarades. “Je savais regrouper des gens, les faire bosser ensemble et les rendre productifs. À 9 ans, je disais on va monter une pièce et il y en avait une dizaine qui me suivaient”. Pendue aux branches des arbres de l’école, la fillette apprend également à progresser à la force de ses bras. Les prémices d’une passion future pour le trapèze. Mais raconter des histoires, pour celle qui jongle aujourd’hui entre les arts, est venu assez naturellement. C’est même son premier travail rémunéré, quand, à l’âge de 11 ans, elle propose à une amie qui avait une passion pour les pharaons et leur prof de français, de lui écrire des histoires mêlant les deux thèmes. Payée 20 centimes par page, elle apprend à manier les cliffhangers, un mécanisme d’écriture basé sur le principe de tenir les lecteurs en haleine, pour s’assurer que son amie lui achètera les pages suivantes et qui lui sera bien utile dans sa future vie de scénariste. Au collège, certaines matières l’ennuient et la liberté de Beauvallon n’est qu’un souvenir qu’elle ravive pendant les grandes vacances, durant lesquelles elle dévore jusqu’à 1 ou 2 livres par jour.
Une artiste multiple
Plus jeune, elle s’est aussi mise à l’acrobatie et à la danse sur les conseils de son père, qui pense que pour devenir comédienne, il faut qu’elle cultive son corps et soit une athlète. C’est ainsi que, formée au Centre national de La Rue Blanche, elle s’inscrit également à l’Académie Fratellini, une école des arts du cirque qui vient tout juste d’ouvrir ses portes. “Je me suis inscrite à toutes les disciplines, pour voir, mais dès que j’ai mis les mains sur le trapèze, je me suis sentie chez moi”. De son enfance empreinte de liberté, époque où elle se baladait pieds nus, au plus proche du vivant, elle a ainsi conservé et entretenu ses qualités d’équilibriste qui lui seront de la plus grande utilité quand elle commencera à réaliser ses premiers films.
Parvenir à monter des “films d’auteur que tout le monde regarde” sur des sujets aussi brûlants que le patriarcat, l’écologie ou encore la place des minorités dans la société, alors que ce sont à l’époque des sujets inabordables n’a pas été facile. Dans ce milieu, “il faut être en acier trempé et se blinder contre le rejet”, note-t-elle. En 1975, elle réalise son premier film, “Mais qu’est-ce qu’elles veulent”, un opus féministe qui met en avant des femmes de toutes origines et de toutes conditions, qui nous livrent leurs réflexions encore très actuelles, sur leur genre et leur place dans la société. Une première bataille se joue puisque personne ne veut le financer, sauf Antoinette Fouque, figure historique du Mouvement de Libération des Femmes. “Elle m’a donné une enveloppe avec des sous en liquide et j’ai tout dépensé pour acheter de la pellicule. La pellicule, c’était le nerf de la guerre. Des copains m’ont prêté une caméra, je faisais le son avec un Nagra, et Jean-François Robin, un jeune chef-opérateur a fait l’image, c’était la liberté totale”, se remémore Coline Serreau. Le film reste un an sur les étagères jusqu’à ce que tout un réseau d’amis l’aident à le terminer : Jacques Doillon, qui lui prête sa salle de montage, Sophie Tatischeff (monteuse et fille de Jacques Tati) et Joëlle Hache qui montent le film.
Grâce à la confiance et à l’estime de StudioCanal, tenu à l’époque par Alain Sarde et Christine Gozlan, la jeune femme affûte sa caméra et enchaîne les films. “Pourquoi pas” en 1977, “Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux”, satire du monde de la publicité, en 1981, et puis le fameux “Trois Hommes et un couffin” long métrage aux 12 millions d’entrées, récompensé de trois Césars, en 1985, mais aussi “Romuald et Juliette” en 1989 ou encore “La Crise”, en 1992, qui a obtenu le César du meilleur scénario. Des films forts, parfois très en avance sur leur temps, qui, visionnés aujourd’hui, font incroyablement écho à notre époque. “Avec l’expérience de la résistance à laquelle ma famille a participé, j’ai eu conscience que ce qui se dit ou se pense à un moment de l’histoire, peut être remis en question. La vraie valeur, elle vient de toi, de ta conviction profonde. Même si elle n’est pas en accord tout de suite avec la société, un jour ça viendra”. C’est ce que lui ont notamment appris les directrices de l’école Beauvallon, Marguerite Soubeyran, Catherine Krafft et Simone Monnier (la tante de Coline Serreau), aujourd’hui intronisées au Panthéon pour leur bravoure pendant la Seconde Guerre mondiale, des femmes à contre-courant qui “étaient minoritaires, puis qui ont eu raison historiquement.”
Lorsqu’elle réalise “Trois hommes et un couffin”, aucun acteur ne veut jouer dans son film, trop effrayés qu’ils sont par des personnages qui s’intéressent à un bébé. Peur de faire du tort à leur carrière en écornant leur image virile. Mais il y a des momentum dans la société, des crises d’éveil. “La société a changé, maintenant certains hommes sont mûrs pour accepter leur
féminité”, note la réalisatrice. C’est le cas du film “La belle verte”, une utopie écologique, qui, à sa sortie en 1996, ne rencontre pas son public mais qui est aujourd’hui téléchargé dans le monde. Il dresse le portrait d’une société au sein de laquelle le capitalisme représentait un stade archaïque de la civilisation et où la vie s’organise désormais en communion avec le vivant. Un film qui dépeint les Terriens comme des arriérés qui n’ont pas encore intégré que manger de la viande les mènerait à leur perte, que les automobiles sont le mal incarné et que la déconnexion à son instinct et à ses sens est un fléau. Un film trop en avance, comme Coline Serreau sait les faire.
Malgré une carrière émaillée de succès, au théâtre comme sur grands écrans, l’artiste de 76 ans doit encore se battre pour réussir à faire valoir sa vision des choses. “Je ne suis pas militante mais si une artiste ne réfléchit pas au monde dans lequel elle vit c’est comme une table à 3 pattes” et de saluer la nouvelle génération qui arrive. “Aujourd’hui les réalisatrices sont nombreuses, talentueuses, elles tracent leur route, s’éloignant de la culture patriarcale qui détruit le vivant comme la planète. Vous ne pouvez pas être écolo si vous n’êtes pas féministe, ni féministe sans une conscience écologique. L’écologie sera toujours une farce verte si elle ne tend pas vers la destruction du pouvoir patriarcal.” A l’heure où le monde se retrouve dans le brouillard, Coline Serreau et ses consoeurs pourraient-elles être, avec leurs récits, le phare dont nous avons besoin ?