The Good : Il s’agit donc d’utiliser l’urine humaine pour fertiliser des champs ? L’idée semble…. incongrue ! Comment est né ce projet ?
Louise Raguet : Le projet Enville, pour « Engrais humain des villes » est porté par le programme recherche-action Ocapi, de l’Ecole nationale des ponts et chaussées, au sein du Laboratoire Eau, environnement, systèmes urbains (LEESU). Nous étudions les possibilités de gestion écologique des urines et matière fécales, dans une perspective de circularité des matières, entre l’alimentation et l’excrétion. C’est un cycle naturel qui a lieu dans la nature et que nous avons perdu avec les engrais chimiques.
L’urine est à la fois une ressource pour l’agriculture mais aussi une pollution dans l’eau
Si on mélange l’urine à la chasse d’eau, il est difficile de récupérer ses nutriments. Ils sont perdus. C’est un peu comme pour le tri des déchets. Il est difficile de valoriser un déchet lorsqu’il a été mélangé à d’autres, alors que si on le trie à la source, et il en va de même pour l’urine, il est possible d’en faire une ressource.
The Good : Comment procédez-vous pour collecter cette urine ?
Louise Raguet : L’enjeu est de collecter l’urine dès qu’elle sort du corps. Pour cela, il existe différentes possibilités : il y a des toilettes à séparation d’urine ; des urinoirs sans chasse d’eau : et il existe des modèles masculins, féminins et mixtes.
Dans le projet, que nous avons inauguré le 18 septembre dernier à Châtillon, les habitants collectent l’urine chez eux, mais sans enlever leurs toilettes à chasse d’eau. Ils ont un collecteur à côté, un urinoir d’appoint. Nous avons fabriqué un entonnoir sur mesure avec un couvercle, qui se visse sur le bidon utilisé pour récupérer l’urine. Les hommes urinent directement dans l’entonnoir et les femmes recueillent leur urine dans un objet intermédiaire avant de la verser dans l’entonnoir. Quand le bidon est plein, les habitants viennent le vider dans une cuve collective à proximité de chez eux : c’est ça le « point d’apport volontaire d’urine ».
Moi, je suis designer, et mon rôle est de réfléchir aux objets qui vont rendre cette pratique plus aisée. Par exemple, j’ai conçu un système de transvasement qui permet de vider le bidon rapidement, sans risque de nuisances, aucune odeur ou renversements. L’objectif étant que chaque geste soit le plus confortable possible et adapté au monde urbain.
The Good : Combien d’habitants de Châtillon participent à ce projet et…. comment avez-vous réussi à les convaincre de faire pipi dans un bidon ?
Louise Raguet : Une vingtaine de personnes participent au projet ; ce sont des habitants de Châtillon qui font tous partie de la même Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP). Ils peuvent déposer leur urine lorsqu’ils viennent récupérer leurs paniers, car la cuve est à proximité. De
même, lorsque l’agriculteur livre ses légumes à l’AMAP, il récupère l’urine collectée pour la ramener sur sa ferme. Nous avons une cuve de 300 litres et l’agriculteur la vide une fois par mois.
C’est un projet qui a une vraie dynamique citoyenne. Ce sont des gens qui, avant même que nous les sollicitions, avaient ce souhait car ils avaient eu connaissance de la valorisation agricole de l’urine.
Nous proposons régulièrement des conférences, des séminaires et, à chaque fois, des gens nous disent avoir déjà collecté leur urine, entreposée sur leur balcon ou autres, et se demandent qu’en faire pour la valoriser. Ce projet a été pensé dans l’idée de développer une filière opérationnelle pour des citadins qui cherchent à valoriser leur urine. A Châtillon, nous avons rencontré des foyers déjà très motivés : il n’a pas été nécessaire de les convaincre !
Châtillon est devenu le site expérimental de cette filière au hasard de la rencontre avec cette AMAP et l’agriculteur qui les livrait. Sa ferme est située dans le Loiret.
The Good : Qu’est-ce qui fait que l’urine est un bon fertilisant ?
Louise Raguet : Ce qui est intéressant, dans l’urine, c’est l’azote, en premier lieu, mais aussi le phosphore, naturellement extraits du corps. C’est cette teneur en azote qui en fait que c’est un bon fertilisant. L’urine animale a les mêmes propriétés, elle est déjà utilisée par le biais du fumier et du lisier. L’urine humaine a été oubliée. Or les plantes, pour se développer, ont besoin d’azote : les agriculteurs les leurs apportent avec des engrais chimiques, très polluants et dont la fabrication est fortement émettrice de gaz à effet de serre. L’azote de l’urine est un polluant si on la déverse dans une rivière mais si on la donne à manger aux plantes, cela devient une ressource. Les plantes le captent et le transforment. C’est un cycle naturel.
The Good : Une fois l’urine collectée, comment fabrique-t-on des fertilisants ?
Louise Raguet : Il existe plusieurs procédés, mais la façon la plus simple et low-tech de faire consiste à stocker l’urine durant six mois dans une cuve et de laisser se développer un processus naturel qui permet de tuer les éventuels éléments pathogènes. A l’issue de cette période, on obtient ce que nous avons appelé le lisain, pour « lisier humain », et qui peut être utilisé en agriculture. L’OMS a d’ailleurs fait des recommandations en ce sens.
The Good : Est-ce la première expérimentation de ce type ?
Louise Raguet : Il y a déjà eu des expérimentations de ce genre, mais c’est la première fois en France qu’elle a lieu sous ce format, avec un groupe de citoyens. Il existe un collectif aux Etats-Unis qui fait cela, avec une centaine de foyers. A Bordeaux, il y a eu, pendant un an et demi, une expérimentation avec des toilettes sèches et un système de collecte en porte à porte. Il existe, en Europe, des systèmes de collecte d’urine mais plutôt à l’échelle de bâtiments ou d’un quartier, et dans ce cas, les bâtiments sont équipés avec des canalisations et des cuves en sous-sol. C’est moins visible pour les utilisateurs.
The Good : Quelle est la vocation de ce projet ? Est-il essentiellement symbolique ou espérez-vous vraiment essaimer ?
Louise Raguet : Nous avons bien conscience que tous les habitants d’Ile-de-France ne suivront pas ce chemin demain. En termes de volume d’urine valorisée, ce n’est pas cette action qui fera la différence, mais elle est importante pour faire connaître la thématique et ouvrir un nouvel imaginaire ; pour montrer comment on peut utiliser l’urine de façon simple. Tous les foyers n’auront pas envie de s’y mettre. Il faut le voir comme le compostage de proximité avec ces habitants d’un même quartier qui s’organisent pour gérer un compost. Ces gens-là ont commencé il y a plus de 20 ans. Et 20 ans plus tard, il y a eu des lois sur l’obligation de valorisation des biodéchets : je pense que les dynamiques citoyennes n’y sont pas pour rien.
Il s’agit de participer à une évolution des mentalités et de faire en sorte qu’il y ait une volonté sociétale de prendre cette direction. Nous espérons que notre action permettra plus tard, de faire évoluer les choses. Nous avons une vocation de sensibilisation par l’exemple, pour interpeller. Ce projet est extrêmement symbolique puisque c’est cette ferme, qui livre les légumes, qui a récupéré l’urine de ceux qui les consomment, la boucle parfaite des nutriments…
The Good : Ce projet fait-il partie d’un programme de recherche ?
Louise Raguet : La partie recherche agronomique sur l’efficacité fertilisante de l’urine a déjà été menée dans le cadre de projets antérieurs. Là, n’est pas l’objet. A Châtillon, nous faisons de la « mise en œuvre ». C’est la recherche action et nous espérons accompagner d’autres habitants et d’autres agriculteurs dans cette mise en œuvre.
The Good : J’ai bien compris que la commune de Châtillon n’est pas donneur d’ordre, qu’elle accueille seulement cette initiative sur son territoire. Mais quel accueil la municipalité vous a-t-elle fait ?
Louise Raguet : Au début, ils ont été quelque peu interloqués. Car la thématique leur était inconnue, mais ils ont finalement accepté d’héberger ce projet en mettant à disposition, un local non utilisé et aujourd’hui je crois qu’ils sont fiers d’abriter ce projet sur leur territoire. Sur ce projet, il est important de préciser également que nous bénéficions du soutien financier de l’ADEME.