Chaque mois, un.e membre du collège des Directeurs du Développement Durable partage avec la communauté de The Good son chemin vers l’impact. Quels ont été ses déclics ? A quels enjeux il/elle est confronté.e dans son quotidien professionnel ? Quelles sont ses fiertés ? Cette semaine, c’est Alexandre Lemille, DG d’Anthesis Group France, qui prend la plume pour nous partager son expérience et sa reconnaissance du collectif et des petits pas.
Les modèles de vie de demain seront régénératifs ou ne seront pas. Impliqué dans la durabilité dite « forte » (systémique) depuis plus de 15 ans, je fais le plaidoyer d’un modèle de vie où l’humain serait valorisé en devenant lui-même un être régénératif. Cette perspective demande un changement profond de nos croyances. Cette vocation est née des injustices sociales chroniques, depuis mon choc de la période post-Apartheid en Afrique du Sud et à la structure post-coloniale de nos économies mondialisées à ce jour.
Je n’ai pas choisi mon combat. Sur la route allant à mon collège était écrit en lettres blanches sur le fond noir d’un pont de chemins de fer : « Libérez Mandela ! ». Je demandais alors à ma mère qui était « ce Mandela », apparemment un sanglant meurtrier. Sa réponse m’est restée gravée : « un homme qui se bat pour protéger son peuple ». S’en suivirent une thèse sur l’Apartheid et une volonté d’« aller voir et comprendre » via une Coopération au Service National (VIE) chez Alcatel. Le salon mondial des télécommunications – Africa Telecom 99 – se déroule pour la première fois sur le sol Africain. Appelé de ses vœux par le Président Nelson Mandela, le monde entier accourt à Johannesburg. Prenant ma pause à l’extérieur, je me suis retrouvé littéralement nez à nez avec Nelson Mandela, sortant de son speech inaugural et me tendant la main avant de rentrer dans sa voiture blindée. Pétrifié, je n’ai su bouger un seul de mes muscles. Ce regret, je l’ai toujours en moi à ce jour car la deuxième fois que je le verrai ce sera pour me recueillir à Pretoria, en famille, sur sa dépouille avant son enterrement.
L’injustice est désormais généralisée. Des Townships sud-africains, aux villes surpeuplées d’Asie, aux anciennes cités industrielles d’Europe et autres ghettos Américains, elle vous saute aux yeux lors de vos déplacements, pour ceux qui font l’effort de la voir. Le ruissellement économique n’existe pas, ou plutôt, il n’a pas été conçu dans l’ADN de nos modèles économiques. Aujourd’hui, on oublie de dire qu’une économie linéaire est avant tout inéquitable.
L’humanité fait face à deux immenses défis qu’il nous faut résoudre pour sa survie : la linéarité de nos modèles alors que le système Terre est cyclique et fractal, ainsi que les iniquités sociales, les oubliées de nos économies circulaires « d’avenir », car considérées comme sans valeur sur investissement. Criantes de toutes parts, ces inégalités profondes ne sont pas à l’ordre du jour d’un concept où l’humain doit rester un utilisateur et un consommateur de produits et de services, et rien d’autre. Dans une économie de l’extraction, de la fabrication, de la possession, du recyclage et du déchet, il n’y a aucune valorisation de la matière ni de l’humain. Tout est histoire de moindres coûts, de moindres vies, et de corruption maximale. Le système linéaire pressurise la chaîne d’approvisionnement de bout-en-bout, avec toujours plus d’extractions réalisées par des communautés n’ayant pas d’autre choix pour nourrir des familles entières, des pays Européens toujours plus propres ayant délocalisés le sale ailleurs, et des amoncellements de déchets que l’on nous vend comme recyclables. Et ceci, sans parler de l’humiliation générale réalisée derrière les écrans de télévision présents dans tous pays où l’on vous vend du bien-être et une bonne santé à des personnes qui ne peuvent se les permettre.
Une économie circulaire doit avoir une dimension sociale sous peine de rater l’objectif visé. Un téléphone portable dit « circulaire » mais dont le modèle fonctionne en vase clos, – les composants et le désassemblage restants la propriété du fabricant -, n’engendrera pas le ruissellement dont les communautés ont besoin, à savoir, des objets accessibles, démontables et évolutifs afin de les adapter aux besoins locaux de demain. Ici l’énergie humaine de la réparation locale n’a pas sa place. Cette circularité-équitable – mon combat depuis presque dix ans via ma proposition d’intégrer une sphère humaine circulaire au modèle de l’économie circulaire (#CircHumansphere) – n’est pas dans l’ADN de nos projets aujourd’hui.
Remettre de l’empathie profonde au sein de nos modèles de vie future est vital. Je sais à quoi ressemble un pays injuste. A ce jour, rareté des ressources et injustices criantes restent les deux problématiques de l’économie sud-africaine, un pays exsangue en tout et touché de plein fouet par l’urgence socio-climatique. En tant que directeur général spécialisé en stratégie de développement soutenable, je m’efforce d’inculquer ces notions d’empathie, de régénération environnementale et sociale au sein de projets dans lesquels je m’implique. Étant donné que mes propositions sont considérées comme « trop disruptives » – car questionnant nos croyances -, le format dans lequel elles sont plus audibles reste les nombreuses conférences et podcasts dans lesquels j’interviens à l’international. Je crois beaucoup dans les petites graines semées dans les écoles, universités et autres plateformes spécialisées ouvertes à ce genre de propositions où il n’est pas nécessaire d’enfoncer des portes qui resteront fermées. Il nous faut bâtir les fondations d’un nouveau modèle de vie en parallèle de celui dans lequel nous évoluons aujourd’hui, et non pas en le confrontant.
Je suis intimement convaincu que nous avons tous à y gagner à inclure l’empathie au cœur de nos modèles d’affaires car ceux-ci ne pourront survivre autrement. Seules les entreprises qui comprennent ce qu’implique une stratégie de résilience avancée survivront. Depuis 2017 et l’inclusion d’une sphère humaine au modèle de l’économie circulaire, mes propositions ont déjà influencé des centaines de décideurs de par le monde. Aujourd’hui, au sein du C3D, le Collège des Directeurs du Développement Durable, en tant que membre partenaire, je m’efforce de contribuer à faire entendre et avancer ces sujets auprès des entreprises et de mes pairs. Nous sommes de plus en plus nombreux à démontrer que l’on peut faire autrement et ce type d’association peut servir de levier pour changer le monde des entreprises de l’intérieur.
La circularité est notre opportunité pour tendre vers une société beaucoup plus inclusive et adaptée aux cycles du système régénératif auquel nous appartenons tous. Nous n’avons plus le droit à l’erreur. Notre modèle de vie sera totalement régénératif ou ne sera pas. J’ai vécu l’iniquité d’un système, j’ai vécu les travers de la linéarité. Je n’accepterai ni l’un ni l’autre à l’avenir.