À 45 ans, Augustin Trapenard est un passeur de littérature chevronné. Convaincu que lire est « un acte de résistance », il est devenu le plus Grand Libraire de France et sillonne le monde avec l’association Bibliothèques Sans Frontières pour faire grandir chez d’autres l’envie de plonger dans d’autres univers, d’autres vies que les leurs.
D’Augustin, je ne connais que la voix. Je ne peux pas vous dire ce qu’il portait lorsque nous nous sommes vus, ni quelle allure il avait ou quel tic il essayait tant bien que mal de cacher. Je ne peux pas décrire sa manière de tenir sa cigarette (fume-t-il encore ?) ou de jouer avec son alliance (est-il seulement marié ?). Nous nous sommes rencontrés par téléphone, une halte dans l’emploi du temps effréné du présentateur. D’Augustin, ce que je retiens, c’est la voix chaude et granuleuse, la vivacité et la verve qui l’habitent pour raconter le rôle qu’a joué la littérature dans sa vie. Inutile de savoir ce qu’il portait ce jour-là pour voir se dessiner le pont entre ce qu’il est devenu, l’un des plus prolifiques chroniqueurs littéraires de notre époque et son enfance, passée le nez dans les pages des livres du foyer familial.
Augustin Trapenard voit le jour en 1979 à Paris, dans une famille bourgeoise au sein de laquelle le livre est valorisé « comme un capital culturel, comme un capital social important ». Avec une mère enseignante et une grand-mère bibliothécaire avec laquelle il a appris à lire et à écrire très jeune, la voie aurait pu être toute tracée pour les enfants Trapenard. Seul Augustin fait de la lecture son phare. Il a même promis à son grand-père qu’il lirait tous les livres du monde, « ce qui est intenable, mais tout le plaisir que je prends a quelque chose à voir avec la frustration que j’ai de ne pas pouvoir tout lire ».
Celui qui se décrit comme « curieux », avant de préciser que cela « veut autant dire “bizarre” qu’“ouvert à d’autres horizons” », se rappelle qu’enfant, il était « un peu différent, un peu discret et pas très bien dans [s]a peau ». Dans une famille nombreuse où « tout le monde parlait très fort, j’étais un peu à l’écart, confie-t-il. J’avais du mal à m’intégrer, tant dans la cellule familiale que dans la vie, à l’école ou dans toutes les formes de sociabilité que je pouvais rencontrer ». Les romans deviennent « un refuge, une béquille, une façon de comprendre la vie » et présentent, en plus de cela, le grand avantage de lui octroyer une place dans la fratrie. « Mon truc à moi, c’était d’être le book worm (rat de bibliothèque, NDLR). Je ne sais pas si c’est quelque chose qui s’est auto-alimenté, mais c’était et c’est toujours ma spécialité ». Quand il lit, « il est valorisé pour ça » et se retrouve ainsi jeté dans un moule que la nature n’a pas brisé après lui, puisque sa petite sœur est devenue éditrice. Ses deux frères, en revanche, ont tracé leur sillon loin de la culture, l’un est devenu éleveur hippique, l’autre entrepreneur dans la finance.
Augustin, lui, a fait de sa « spécialité » son métier. Au vu de la place que prend la lecture dans sa vie, il valait mieux tenter d’en faire une activité rémunératrice. S’il lit quotidiennement depuis l’âge de 5 ans, la cadence est passée à un livre par jour depuis 20 ans. « J’ai toujours su que je ferais quelque chose avec les livres, que ce soit libraire, éditeur ou enseignant, ce à quoi je me suis d’ailleurs formé. C’est important pour moi d’être un passeur de littérature », explique celui qui chérit « cette chance, ce privilège, cette possibilité de [s’]échapper » grâce à son métier et de « se plonger dans d’autres histoires, d’autres vies, d’autres temps ».
Résister à l’épilepsie du monde
Une boulimie qui pourrait ressembler à une fuite. Au contraire, si l’on en croit l’intéressé pour qui lire est « un acte de résistance, profondément politique. Prendre le temps d’ouvrir un livre, c’est prendre le temps d’un autre temps, c’est résister à l’épilepsie du monde ». Comme pour conjurer le sort de la maladie d’Alzheimer qui court dans sa famille, et contrer l’une de ses angoisses, celle « d’oublier les mots constitutifs de [s]a vie », Augustin a choisi l’encre, mais sur sa peau uniquement. Il s’est fait tatouer les fragments de textes qui l’ont le plus touché. Le bruit et la fureur, Le carnet d’or et Les Hauts de Hurlevent se déchiffrent sur ses avant-bras et le haut de son corps.
De sa passion pour Emily Brontë, et son personnage Heathcliff « qui [l]e hante », Augustin en fait même l’objet d’une thèse qu’il n’a pas achevée. Alors qu’il enseigne la littérature anglaise et américaine à l’ENS de Lyon, il embarque pour les États-Unis, direction l’université de Californie, à Berkeley. Il y découvre « une autre manière d’enseigner, de faire de la recherche, et un respect pour le métier, ce qui n’est pas le cas en France, où il y a au contraire un certain mépris », raconte-t-il à un confrère du Monde. Quand il revient, il donne donc une nouvelle inflexion à sa vie. Il a d’autres envies. Mais pas celle d’écrire. « Au CP, on apprend à lire et à écrire. Ce sont deux choses différentes, tout le monde l’a compris, sauf à Saint-Germain-des-Prés où il suffit d’avoir écrit une chronique dans Elle pour qu’on vous propose d’écrire un roman », se marre-t-il. Un temps pigiste pour Elle ou le Magazine littéraire, sa destinée n’est donc pas à chercher sur les étals des librairies. « Je suis amateur d’art, pas artiste. La parole des artistes est la plus belle des paroles, c’est une parole libre, à l’opposé de la parole suturée du journaliste, de l’expert. »
Il préfère leur tendre son micro et forge son aura de chroniqueur littéraire dès 2011 sur les ondes de Radio Nova, de France 24, de France Culture, de Canal+ où il est chroniqueur pour le Grand Journal et de France Inter où il anime, de 2014 à 2022, l’émission Boomerang. Une demi-heure d’émission dédiée à la culture, juste après la matinale. 1 749 épisodes, d’Annie Ernaux à David Cronenberg en passant par Alice Diop et Constance Debré. Un casting éclectique, puissant. En 2016, en parallèle de la quotidienne de Boomerang, l’infatigable nous invite dans son salon avec son émission mensuelle 21 centimètres (en référence à la taille moyenne d’un livre en France), qu’il anime sur Canal+. Il finit par quitter le groupe Bolloré en 2020 et vogue vers des horizons plus indépendants, comme le média Brut, pour lequel il anime l’émission Plumard. La liste donne le tournis, mais s’arrête en 2022, lorsque, consécration suprême, François Busnel lui confie sa Grande Librairie et lui passe symboliquement le flambeau lors de sa dernière émission. « J’ai eu la chance qu’on vienne me chercher, je ne suis pas un grand ambitieux et ces opportunités reposent sur des privilèges incroyables », accorde Augustin.
De Saint-Germain-des-Prés au Burundi
Comme s’il fallait partager cette « chance » insolente et en rendre un peu au monde, Augustin Trapenard outrepasse les frontières germanopratines pour donner une autre dimension à son mandat de passeur de littérature. Depuis sept ans, il est le parrain de l’association Bibliothèques Sans Frontières (BSF), présidée par l’historien Patrick Weil. Il prête sa voix, son aura médiatique, mais aussi son temps à cette association qu’il accompagne sur le terrain. Du Burundi au Bangladesh, de la Colombie à la Jordanie en passant par la Pologne, il va à la rencontre des bénéficiaires des projets conçus autour des Ideas Box, des médiathèques mobiles et modulables qui se déploient pour créer un espace culturel de 100 m². Tout leur contenu (livres, jeux, ordinateurs, etc.) a été pensé sur mesure pour les populations qui les reçoivent. « L’action est impressionnante, chaque programme est unique, très précis, se réjouit le parrain de l’association. On n’envoie pas des livres en Afrique, il n’y a pas de néocolonialisme, on travaille avec des partenaires locaux, avec les personnes concernées pour créer une bibliothèque utile dont ils vont pouvoir s’emparer. Nos contenus sont sélectionnés sur mesure par des documentalistes dans un catalogue de 26 langues. »
En France, BSF fait de la culture un catalyseur de lien social en accompagnant la création de microbibliothèques citoyennes ou en distribuant des sacs de livres aux élèves nouvellement arrivés en France. « J’avais l’intuition que la culture changeait le monde et je me suis rendu compte de la réalité de cette phrase en travaillant avec BSF. » Un programme mené en Colombie a vu une vingtaine d’Ideas Box devenir lieux de réconciliation entre les FARC et les citoyens et citoyennes qui ont subi leurs exactions. La première box, installée dans un camp de réfugiés au Burundi, fut le témoin de bon nombre de rixes, « mais la bibliothèque a toujours été épargnée, c’est un lieu qu’on protège, qu’on répare », salue-t-il.
Chez lui, la bibliothèque – 12 000 ouvrages – est centrale et tentaculaire. Elle s’étale dans toutes les pièces. « C’est une carte mentale et affective de ma vie, des livres de toilettes, des livres de table de chevet, des livres de cuisine, ou de bar, des livres classés par thème… ma bibliothèque me suit à travers les âges ». Le livre est désacralisé, corné, annoté. Il est même donné, à BSF ou à ses amis, qui, eux, ne lui offrent que des fleurs, dont il est mordu.
Photo copyrights : Eric Garault