17/07/2023

Temps de lecture : 9 min

« C’est la fin d’un monde, pas du monde », Christopher Guérin (Nexans)

(contenu abonné) Directeur général de Nexans depuis 2018, Christopher Guérin opère depuis sa prise de poste une transformation stratégique majeure du groupe. Objectif : repositionner ce dernier sur le marché mondial de l’électrification durable. Il vient de publier « Pour aller dans le bon sens : un nouveau modèle de management dans un monde en permacrise » aux éditions du Cherche Midi. Entretien.

(contenu abonné) Directeur général de Nexans depuis 2018, Christopher Guérin opère depuis sa prise de poste une transformation stratégique majeure du groupe. Objectif : repositionner ce dernier sur le marché mondial de l’électrification durable. Il vient de publier « Pour aller dans le bon sens : un nouveau modèle de management dans un monde en permacrise » aux éditions du Cherche Midi. Entretien.

TheGood : Qu’est-ce qu’un manager qui va « dans le bons sens » selon vous ?

Christopher Guérin : C’est la fin d’un monde, pas du monde. La plupart des dirigeants d’entreprises s’appuient depuis des années sur trois outils fondamentaux : la gestion de la croissance, le pilotage des coûts fixes et la gestion des compétences. Ceci alors que, depuis de nombreuses années, c’est la fin d’une croissance volumique qui puise dans les ressources de la planète et accentue la pollution. Le pilotage par les coûts est un levier puissant reposant sur la productivité, mais qui génère le plus souvent une perte de sens… Et les compétences dans tout cela ? Elles sont perdues, noyées dans l’océan de la complexité. La complexité est ainsi devenue pourtant un centre de coûts de plus en plus important, qui ruine la profitabilité, et ne se lit pas dans les indicateurs de la comptabilité traditionnelle. De nos jours, nous posons des objectifs à deux-trois ans sans préjuger de toutes les modifications qui vont intervenir et influencer le modèle actuel. Aussi ces business plans à deux ans ne sont-ils jamais tenus. Nous sommes tous bloqués dans la linéarité de nos schémas de pensée, dans le but de fuir l’incertitude. La linéarité calme nos peurs. Alors que pour être efficaces, les plans devraient reposer sur une vision à long terme, une ambition à 10 ans, voilà la bonne perspective. Depuis vingt ans, nous sommes passés d’un capitalisme industriel à un capitalisme financier, qui a sacralisé le temps de l’abondance aux ressources infinies. Or l’avenir nous oblige à un retour aux sources des grands capitaines, qui initient des plans d’investissements massifs, dans des nations qui transforment leurs infrastructures à l’horizon d’un demi-siècle, conscients qu’ils vivent dans un monde aux ressources contraintes, dans lequel la sobriété doit devenir le moteur principal de développement.

Il est temps de bâtir un monde cohérent intégrant les enjeux climatiques et les défis sociaux. Le temps des visionnaires, ceux qui pensent le monde avec une vision à long terme. Le temps aussi dans lequel capitalisme financier et industriel ne peuvent plus s’opposer, mais doivent être repensés pour évoluer en harmonie. Face à l’ampleur de la tâche qui nous attend, face aux risques de toutes natures (sanitaire, climatique, cybersécurité…) qui augmentent en fréquence et en intensité, le management doit faire sa révolution copernicienne et quitter cette course effrénée à la croissance infinie. Nous devons réinventer le leadership et le dirigeant de demain doit se remettre en cause pour faire émerger de nouveaux paradigmes, de nouveaux schémas de pensée, et prendre sa part de responsabilité pour l’avenir de notre planète.

TheGood : Comment les entreprises peuvent-elles selon vous parvenir à concilier profits sans croissance ?

Christopher Guérin : Avant tout en détectant le potentiel caché des entreprises : la non-maîtrise de la complexité. Beaucoup de managers d’aujourd’hui fuient la complexité, la résolution de problèmes. Ils tentent trop souvent d’en simplifier la lecture à travers des indicateurs simplistes et linéaires. L’indicateur devient trop facilement la solution. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut bannir tout indicateur. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut piloter non plus avec 400 indicateurs et 30 labels différents, mais avec une petite quinzaine d’indicateurs efficaces et deux à trois labels maximums. Je crois aussi fermement qu’il faut rompre avec la course aux volumes et cette fausse idée destructrice que plus de volumes permettent d’absorber les couts fixes. Tout d’abord, volume égal complexité. Or le coût de la complexité et le véritable ennemi de la rentabilité. J’ai acquis la conviction que plus de clients, plus de volumes, plus de produits ne signifient pas plus de profits, et au contraire, pour certaines entreprises, peuvent accélérer leurs pertes financières. Ensuite, il n’existe en réalité aucun coût réellement fixe. Chaque coût fixe recèle une part d’inflation cachée des coûts et des capitaux. Il en va de même avec la prolifération des produits manufacturés, qui eux aussi tuent les marges. En trente ans, le nombre de produits manufacturés a augmenté de plus de 400 % dans le secteur industriel européen, générant des tailles de lots plus faibles, des consommations de trésorerie plus importantes et une réduction marquée des indicateurs de productivité. On parle désormais de complexité subie.

Je prône donc une nouvelle course, celle de la création de valeur. Car la relation entre les revenus, la complexité et la rentabilité est captée dans la règle empirique suivante : ajouter de la complexité plus rapidement que les revenus réduira votre rentabilité, tandis qu’ajouter des revenus plus rapidement que la complexité augmentera votre rentabilité. Cette règle empirique est utile pour séparer la bonne complexité de la mauvaise et ainsi générer des profits additionnels sans croissance.

TheGood : Êtes-vous du côté des optimistes ou des pessimistes concernant la capacité des humains à répondre à l’urgence écologique de leur siècle ? Pourquoi ?

Christopher Guérin : Je suis par nature un optimiste militant. Je pense qu’aujourd’hui, une grande majorité a compris les enjeux de l’urgence climatique. Cette prise de conscience collective fut longue, et finalement assez peu homogène entre les différents continents. La plus grande difficulté je crois consiste à trouver les solutions pour synchroniser les effets dévastateurs et rapides du réchauffement climatique, avec les changements de comportements de fond que cette urgence réclame. Car nous sommes face à un défi inédit. Jusqu’à présent, les différentes révolutions industrielles ou électriques se sont étalées dans le temps, et se sont également étalées géographiquement. Celle de la décennie à venir est unique, en ce sens qu’elle concerne tout le monde, partout sur la planète, avec la même puissance et même temps. Elle mixe des enjeux climat avec la raréfaction des matières premières, elle oppose la société de l’abondance sans contraintes à un avenir contraint aux ressources limitées. Mais je demeure confiant, pas uniquement par tempérament, mais parce que des modèles des solutions existent. A mon niveau j’en propose une, l’E³ qui permet de concilier les impératifs de performance économique avec les obligations environnementales, tout en favorisant l’engagement des équipes. Ce modèle de performance sans croissance fait de la sobriété un moteur de développement. A nous de faire notre révolution intellectuelle pour nous adapter à ces nouvelles injonctions paradoxales qui, si on les résout, ouvre les portes d’un avenir maîtrisé et durable.

The Good : Comment Nexans a réussi à quadrupler sa capitalisation boursière et multiplier par deux sa rentabilité, sans s’appuyer sur la croissance volumique ni plan social et en réduisant son empreinte carbone de -28% ? 

Christopher Guérin : La sobriété a été le moteur de notre surperformance économique. Aucun manager chez Nexans n’a d’objectif de croissance volumique. Chez Nexans, nous avons totalement repensé notre modèle d’exploitation pour en créer un nouveau : l’E³. Ce modèle permet de piloter le Groupe de manière systémique en désilotant, pour les synchroniser, les impératifs économiques, les exigences environnementales et le besoin d’engagement de nos équipes. Nous considérons que nous devons débloquer les codes de la profitabilité dans une logique de contrainte, un monde aux ressources à présent comptées, dans lequel nous devons chercher en nous les voies de la performance, pas dans les ressources naturelles qui ne sont plus infinies. C’est la sobriété au service de la profitabilité. Ainsi nous évaluons tous nos sites sur cette compatibilité E³. Puis, nos choix d’investissements et le pilotage au quotidien de l’entreprise se font sur la base de cet E³ : nos sites compatibles E³ deviennent alors prioritaires dans nos investissements, et ceux qui ne sont compatibles que sur l’un ou deux des « E » font l’objet d’un plan d’action rectificatif pour le devenir. Un investissement financièrement attractif n’est à présent plus retenu chez nous si, par capillarité, il s’avère nocif sur notre impact environnemental et/ou négatif en termes d’engagement de nos équipes. Dans cette volonté de simplification et de sobriété, nous avons également effectuer un travail de fond sur nos clients. Ainsi pour Nexans, à travers un chiffre d’affaires de 7 milliards d’euros en 2019, nous servions plus de 17 000 clients. Désormais, 4 000 clients permettent à eux seuls d’atteindre ce même chiffre d’affaires, et ce en ayant réduit de 30 % notre nombre de produits manufacturés et diminué notre empreinte carbone. Ce travail de fond, très simplement résumé, nous a permis de tripler nos Retours sur Capitaux Employés (de 9% à 30% pour l’électrification) et notre génération de cash (1,2 Milliards d’euros cumulés en 4 ans). Il était important de nous libérer des autres clients qui n’apportent, par le nombre et les ressources consommées, que complexité, dilution des ressources humaines et matérielles et génèrent donc des pertes financières. Forts de ce constat, nous avons croisé les indicateurs pour entrevoir une nouvelle voie nous permettant de mesurer la performance E3. A présent, nous ne calculons plus seulement le ROCE (Retour sur le Capital Employé) pour la partie économique. Non, notre matrice, c’est le ROCE au cube, qui mesure le Retour sur le Capital Employé bien entendu, mais aussi le Retour sur le Carbone Employé par client et le Retour sur la Compétence Engagée. C’est cela, le pilotage écosystémique.

TheGood : Qu’est-ce qui a été le plus compliqué durant ces quatre dernières années ?

Christopher Guérin : Faire évoluer les mentalités ! Faire comprendre au système financier que l’on peut générer de la rentabilité sans passer systématiquement par la case croissance volumique. Au sein de l’entreprise, modifier les approches des managers à tous les niveaux. La révolution que constitue l’E³ se heurte en tout premier lieu aux carences managériales. Partout où nous disposions de managers qui avaient compris l’enjeu, qui étaient capables de changer sur leur vision et de se fondre dans les principes du modèle, les résultats ont été aussi rapides que spectaculaires. A l’inverse, partout où nous avions des managers enfermés dans les modèles du passé, incapable de revoir leur schéma de pensée, persuadés et aveuglés par l’idée que si les indicateurs traditionnels sont au vert, alors « tout va bien », nous avons connu des difficultés, quand nous ne courrions pas à l’échec. Dans mon livre, je décris l’exemple comparé de deux usines avec, à leur tête, deux managers différents, l’un parfaitement intégré dans le modèle E³, et l’autre parfaitement réfractaire. Et bien dans un cas, l’usine double presque sa rentabilité sur un an, l’absentéisme de courte durée est pratiquement inexistant, quand dans l’autre cas, l’usine perd beaucoup d’argent et l’absentéisme prolifère. L’obsession des indicateurs, c’est le « grand mal » des 20 dernières années car il est le moteur puissant de la dé-responsabilisation. Le manager manage des indicateurs, mais se détourne de l’impact, de l’objectif global. Faire comprendre un modèle aussi systémique, parvenir à faire changer les mentalités en profondeur d’un grand groupe industriel, voilà ce qui a été la tâche la plus difficile.

The Good : Votre livre « Pour aller dans le bon sens : un nouveau modèle de management dans un monde en permacrise » publié en 2023 aux éditions du Cherche Midi, est une volonté de transmettre votre expérience pour en faire profiter le plus grand nombre ?

Christopher Guérin : Bien entendu il y a cette volonté de transmettre, de montrer par la preuve ce que cela recouvre et comment cela fonctionne. Car l’E³ n’est pas un modèle exclusif pour Nexans, il est parfaitement et très largement duplicable.

Mon intention était double : rendre accessible et partager l’expérience d’une nouvelle approche. Le livre est donc un outil de vulgarisation d’un modèle in fine très technique et précis. Je voulais que tout le monde puisse, sans avoir fait des études de mangement poussée, comprendre ce que nous faisons, comment et pourquoi nous le faisons, et les résultats que cela produit. Mais ce n’est pas un livre pédagogique de management qui permettrait à un dirigeant, une fois sa lecture achevée, de refermer l’ouvrage et de mettre en place dès le lendemain l’E³ dans son entreprise. Pour la partie pédagogique, nous avons créé une Chaire avec HEC en France pour enseigner ce nouveau modèle. Le monde se transforme comme jamais par le passé, et nos dirigeants s’appuient sur des modèles de la fin des années 80 pour les plus récents. Aucun modèle de management n’est plus réellement adapté au monde dans lequel nous vivons. Nous sommes entrés dans l’ère de la permacrise. Quand hier les crises se succédaient, aujourd’hui les voici qui se superposent : crise sanitaire, financière, sociale, géopolitique, elles arrivent toutes en même temps. Et nous perdons nos repères car aucun modèle n’a été pensé pour pouvoir faire face à tout … en même temps. Lorsque j’ai commencé à prospecter pour trouver un professeur de management capable d’enseigner ce nouveau modèle, je me suis aperçu que le monde de la formation est aussi siloté que le monde industriel. Il existe des professeurs experts de l’économie, d’autres très calés sur les notions environnementales, ou encore des enseignants extrêmement inspirants sur la partie sociale. Mais peu capable de traiter les trois – économie / environnement / social comme un tout de manière systémique, holistique devrais-je dire. La chair que nous avons créé répond donc à cet enjeu.

Populariser par le livre, former par la Chaire, ainsi pensons-nous pouvoir faire œuvre utile, afin que les dirigeants de demain s’emparent de l’E³, le fasse vivre et le complète, leur proposant une solution par un modèle qui vit avec son temps, et permet de relever les enjeux de notre époque.

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