08/04/2024

Temps de lecture : 8 min

Dossier : Ces nouveaux récits qui façonnent notre futur désirable

Des discours moralisateurs, anxiogènes ou culpabilisants ? C’est fini. Désormais, pour inciter les citoyens à passer à l’action, il est temps de créer de nouveaux imaginaires. Médias, musique, cinéma, publicité – pour ne citer que ces canaux – veillent désormais à activer d’autres leviers pour toucher au cœur et ouvrir à d’autres perspectives. Le futur devient souhaitable, pas impitoyable !

Des discours moralisateurs, anxiogènes ou culpabilisants ? C’est fini. Désormais, pour inciter les citoyens à passer à l’action, il est temps de créer de nouveaux imaginaires. Médias, musique, cinéma, publicité – pour ne citer que ces canaux – veillent désormais à activer d’autres leviers pour toucher au cœur et ouvrir à d’autres perspectives. Le futur devient souhaitable, pas impitoyable !

Si on vous dit baleine, que pensez-vous ? Chasse en haute mer ? Animal en voie d’extinction ? Pinocchio au fond de son estomac, peut-être ? Rien de bien réjouissant. Et si, tout simplement, l’évocation du mammifère marin vous embarquait dans une certaine forme de sérénité ? Imaginez : le son de la baleine s’harmonise avec un piano, quelques touches de musique électro et des chœurs. Laissez-vous transporter par la musique… grâce à l’un des projets de Mangroove, un label à impact positif. Dans sa vidéo Deep Ocean, il amène les internautes et tout amateur de musique à considérer lesdits mammifères autrement. « Le son, c’est un médium qui stimule l’imaginaire via le registre émotionnel. Notre rôle, c’est d’être capable de faire entendre, différemment, le discours de scientifiques. La société actuelle est mentalement saturée par toutes ces peurs. Or, les artistes ont cette façon de planter le réel, le beau, le fragile dans le cœur des gens : cela permet, à travers la musique, de les engager sur des choses positives », explique Olivier Covo, à l’origine du projet Mangroove. Mangroove, c’est aussi un « incubateur de récits », selon les mots de son fondateur : un espace pour que les artistes puissent se nourrir d’informations qui leur permettront de créer ces histoires.

Il prévoit des résidences d’acculturation, de la culture à l’action, où les artistes rencontreront des scientifiques, des chercheurs et tout autre expert pour s’inspirer autrement. Cela donnera lieu à une production musicale, qui sera ensuite en lien avec une association caritative. Et si l’artiste veut solliciter sa fanbase pour financer le travail de l’association, libre à lui de le faire. Mangroove se charge de la pédagogie qui entoure chaque projet. « Lorsque le titre est lancé, nous déployons un dispositif de contenu audiovisuel, avec des podcasts, des documentaires, des clips, etc., mais sans jamais donner de leçons ! », intervient Olivier Covo. Ainsi, l’œuvre autour des baleines et des cachalots est issue d’un travail conjoint avec le CNRS, le CIAN (Centre international d’acoustique naturelle), l’ancien conseiller scientifique de Jacques-Yves Cousteau et un spécialiste mondial des cachalots et des requins. Ils ont déployé des micros capables de capter les sons des fonds marins.« Cela permet de rendre visible l’invisible, commente Olivier Covo. De plus, ce travail a aidé à mieux comprendre les interactions sociales des cachalots, bien plus complexes que prévu ! Ainsi, on crée de l’engagement, en générant de l’empathie pour le monde vivant, en montrant que ce monde est conscient. »

Des récits dont on a besoin

Écartées, les images catastrophiques. Les nouveaux récits consistent à faire changer les représentations et à inciter à l’action. Le temps des discours anxiogènes sur fond de passivité générale est révolu. Et de nombreuses disciplines sont concernées ! C’est le cas de la presse sportive, par exemple, avec le jeu interactif « Le sport en 2050, le jeu dont vous êtes le héros », conçu par L’Équipe Explore, la plateforme des contenus originaux de L’Équipe, en collaboration avec le studio de création Upian. Dans ce dispositif, chacun peut interagir et imaginer le foot, le ski et le cyclisme en 2050. L’idée est ingénieuse : comment faire, en effet, si les stations ne sont plus enneigées ? Faut-il se lamenter sur son sort ? Rester de glace ? Ou imaginer dès à présent les solutions de demain ? Cela permet à la fois d’être lucide sur la gravité des enjeux, sur la hauteur de la marche à franchir collectivement et de prendre conscience que l’action contribuera toujours à façonner un futur plus désirable que l’inaction. Benoît Rolland de Ravel a cofondé La Fresque des Nouveaux Récits où il initie individus et entreprises à une expérience collaborative, pour imaginer une société différente. Il y rappelle que l’être humain n’est pas programmé pour détruire la planète et que les nouveaux récits agissent comme des clés pour ouvrir des verrous.

« Face à un problème systémique, le sentiment humain le plus partagé, c’est l’impuissance, assure-t-il. C’est normal, chaque être humain individuellement ne peut pas résoudre le problème. C’est pourquoi, il faut donner envie aux gens de se mettre en mouvement et d’une manière qui soit féconde et qui génère des émotions. Souvent, ce qui fait bouger, c’est de passer de la tête au cœur. » Il ne s’agit plus d’informer, mais de percuter une part sensible. Si les nouveaux récits émergent, c’est aussi parce que les individus en ont besoin. « Les récits actuels n’étaient pas forcément à la hauteur des enjeux contemporains, estime Valérie Zoydo, auteure-réalisatrice et cofondatrice de L’Assemblée citoyenne des imaginaires. C’est le travers dans lequel sont entrés les militants écologistes ou les experts de la transition : tout reste très factuel, chiffré, culpabilisant, voire moralisateur. Ce n’est pas un récit qui donne envie de se mettre en mouvement. » Pour elle, un nouveau récit doit rester un récit avant tout, avec les codes du storytelling et d’une bonne histoire.

À savoir : faire rêver, comprendre une part d’émotionnelle, suivre un chemin initiatique, placer éventuellement quelques obstacles, mais aussi des ingrédients utopiques ou même parfois dystopiques, l’idéal étant d’être à la convergence des deux. Ainsi, avec L’Assemblée citoyenne des imaginaires, dont le but est de produire des œuvres culturelles populaires, elle ne dicte pas aux scénaristes comment faire leur métier, mais distille plutôt des valeurs relevant de la pédagogie clandestine. « Il s’agit de les inviter à créer d’autres codes », souligne-t-elle. C’est, par exemple, placer l’histoire dans un décor de territoires symbiotiques, résilients, voire post-carbone. Ou tisser d’autres rapports entre hommes et femmes. Ou encore valoriser des métiers peu connus : et si le héros travaillait dans l’éco-conception ?

Rendre sexy la sobriété

Ce qu’il faut, c’est évidemment être toujours aussi créatif mais, dans ces narratifs, faire le pari de rendre presque communes des habitudes qui ne le sont pas encore. « C’est se poser la question de la représentation de la mobilité, de l’alimentation ou des vêtements, entre autres. Arrêtons les films de Noël où les personnages sont en tee-shirt chez eux ! », abonde Nathalie Pons, Chief Impact Officer chez Havas. La publicité, aussi, contribue à rendre plus désirable, voire plus sexy, un discours qui relevait jusqu’alors de la contrainte. C’est rendre majoritaire ce qui est aujourd’hui encore perçu comme marginal. À l’instar d’autres disciplines comme la musique ou le cinéma, la publicité souhaite influencer les comportements des citoyens au service de démarches plus responsables. Pour s’assurer que chaque message passe efficacement, l’agence soumet ses créations au Havas Impact Score, qui permet de mesurer l’impact des films publicitaires, notamment en termes de représentations sociétales. Chaque publicité est soumise à un échantillon représentatif des Français. « Nous leur demandons si tel ou tel film a changé leurs perceptions, notamment en termes d’égalité des chances ou de parité. L’un des sujets le moins bien traité restant l’environnement », précise Nathalie Pons.

À travers les nouveaux récits, les narratifs écartent des représentations dépassées et souvent encore bien présentes. Pour contribuer à un futur plus souhaitable, il s’agit désormais d’accompagner les spectateurs à comprendre la complexité actuelle du monde, à épouser la compréhension de la pensée systémique ou à définir quelle société sera compatible avec le vivant.« Après tout, une bonne histoire est une histoire qui nous fait grandir en humanité, qui nous apporte un regard sur le monde que nous n’avions pas », glisse Valérie Zoydo. L’un de ses futurs projets ? Le dernier boomer, une fiction où un ancien P-DG d’une compagnie pétrolière, « La Totale », se réveille après 30 ans de coma. Pour le ménager, sa fille va recréer l’univers carboné qu’il connaissait. Mais le subterfuge ne dure qu’un temps… Le récit, au lieu de pointer du doigt les travers du capitalisme néolibéral extractif, mise sur l’humour pour prendre le problème à l’envers. Et le spectateur entre ainsi en empathie. « Par le biais de l’entertainment et, en même temps, avec des données très factuelles de la post-croissance, on imagine dans ce scénario à quoi ressemblera l’autonomie alimentaire, énergétique ou des territoires. Pour autant, ce n’est pas l’histoire de ça. C’est l’histoire d’une fille qui se pose la question de jusqu’où, par amour, on dit la vérité ou pas à ses proches », ajoute Valérie Zoydo. À ce jour, TF1 se serait dit intéressée pour diffuser la série.

Un autre regard

La possibilité de se construire un autre imaginaire puise son inspiration dans notre quotidien actuel et se projette pour dessiner différentes réalités. Ainsi, les récits offrent des perspectives sur la manière dont la société pourra évoluer ou pourrait évoluer. Ils s’évertuent à transmettre du positivisme. Et c’est ce à quoi s’attelle Marc Obéron, fondateur de Cinema for Change, un festival qui se tient durant une semaine au Grand Rex à Paris. Dans ce cadre-là, sont remis les « Prix Jeunesse », décernés par des écoles, collèges et lycées partenaires. Soit plus de 16 000 élèves qui participent à travers 19 pays francophones. Comment ? En visionnant une sélection de courts métrages en classe, en votant pour leur coup de cœur et en poursuivant le débat en cours, avec leur professeur. « L’idée est d’aborder les sujets traités dans les films et de leur offrir ainsi un autre regard, précise Marc Obéron. Le but de ces rendez-vous, ce n’est pas juste de regarder des courts métrages. C’est aussi discuter, comprendre, évoquer et surtout se projeter. C’est pourquoi, les courts « plombants », nous ne les retenons pas : ils ont une raison d’être, mais pas chez nous. »

Et si un sujet est plutôt sombre ? Le fait de nourrir le débat permet justement de ne pas juste subir les histoires. « Il ne faut pas mettre trop de poids sur les épaules de ces élèves. Ils doivent développer cette idée que le futur, oui, ça peut être bien », ajoute Marc Obéron. De même, lors du festival parisien, après chaque projection, des spécialistes tels que des biologistes, des neurologues, des climatologues ou des glaciologues, expliquent pourquoi les choses en sont arrivées à une telle situation. Là aussi, il s’agit de prendre conscience de l’état actuel du monde mais, grâce à la parole, d’envisager éventuellement des perspectives plus confiantes. Pour Marc Obéron, les spectateurs doivent façonner leur propre jugement : « J’espère que nous les embarquons dans un futur qui leur donne envie. J’ai envie qu’ils repartent avec des informations qu’ils ne connaissaient pas, mais qui donneraient du relief à la vision du monde qu’ils avaient. Effectivement, en fonction de la nature de chacun, cela va les rassurer ou les inquiéter. Mais j’espère que cela ne les laissera pas indifférents. »

Autrement dit, les nouveaux récits cultivent-ils chez ceux qui les lisent, écoutent ou visionnent, une attitude lucide, optimiste, active ? Il faut parfois fermer des imaginaires pour en construire d’autres. « La prospective n’est pas une question de science-fiction », assure Guillaume Lom Puech, directeur général des écoles de design Strate. Ces dernières promeuvent des futurs souhaitables dans leurs programmes et forment leurs étudiants en ce sens. Par exemple, on le sait, un transport en avion pollue et les énergies fossiles ne sont plus l’avenir. La question du design sera alors de trouver une alternative, un nouvel usage qui suivrait une trajectoire idéale. « Pour cela, il faut pouvoir rendre les choses visuellement acceptables et tangibles et permettre ainsi de se projeter. À nous de nous interroger sur comment rediriger ces activités-là, comment générer de nouveaux imaginaires pour ne pas frustrer les gens sur ce qu’ils ne pourront plus faire », poursuit-il.

Imaginer un futur plus souhaitable, c’est ne plus être ni dans un contexte de fuite ni dans un contexte de survie. C’est prendre le temps de s’arrêter… et de rêver ? La solution est à notre portée, voire le nouveau monde est déjà là. Cependant, avec la panique, on ne le voit pas toujours.

Enquête extraite de la revue trimestrielle The Good de janvier/février/mars 2024.

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