Le luxe est beau, rare, cher, convoité, inaccessible. Mais peut-il aussi être désormais éthique, durable et vertueux ? Nouvelles technologies et innovations volent aujourd’hui à la rescousse d’un luxe qui sait – quoi qu’on en dise – sortir de ses traditions et du conformisme pour se réinventer et séduire de nouveaux consommateurs toujours plus soucieux de préserver l’environnement comme la santé et le travail des humains. « Le luxe n’a pas attendu 2019 et le Covid pour innover et mieux faire en matière de RSE et de durabilité, souligne Yves Hanania, coauteur de Le luxe demain ou Le luxe contre-attaque aux éditions Dunod. Les grandes maisons et grands groupes comme Kering, LVMH, Chanel ou Hermès y travaillent depuis des années en rachetant par exemple des ateliers et des façonniers partout en France. L’un des produits de luxe les plus connus au monde n’est-il pas par ailleurs la malle Vuitton, preuve que cette industrie a toujours mis l’innovation au service de la qualité et de sa créativité ? » La durabilité via la qualité, la réparabilité ou la transmission notamment, sont des valeurs fondatrices du luxe. Et pourtant, selon une récente étude Kantar Insight, la population générale évalue le secteur du luxe comme ayant un impact négatif sur l’environnement en lui donnant un indice de durabilité de -38 (sur une échelle allant de -100 à + 100). Pourquoi tant de défiance alors que de tout temps, le luxe semble avoir innové, joué les précurseurs pour toujours d’adapter et répondre aux attentes de ses exigeants clients ?
Une attente des jeunes clients aisés
Les innovations sont en réalité déjà très nombreuses dans le luxe, mais peuvent être en premier lieu, quand elles émergent, largement décriées… Longtemps, par exemple, dans l’univers de la haute joaillerie, le diamant de synthèse n’avait ainsi pas le droit de citer. Dans la mode, cuir, fourrures et pierres précieuses, devaient aussi être estampillés « véritables » pour attiser les convoitises et être dignes de parer les produits de luxe. Mais depuis plusieurs années déjà, les nouvelles demandes de certains consommateurs et de l’opinion publique (même si elle n’est pas toujours consommatrice de luxe), ont forcé les maisons à changer leurs pratiques. « Nos jeunes clients aisés qui s’offrent une bague de fiançailles notamment, exigent des produits plus éthiques et respectueux de l’environnement », confirme Maïssa Zard, cofondatrice de Loyal.e Paris, marque de bijoux faits main fondée en 2021 et première maison de joaillerie française certifiée BCorp. C’est ainsi que les choses changent car de nombreuses nouvelles maisons de joaillerie sont nées avec la ferme intention de ne plus utiliser que de l’or fairmined ou 100 % recyclé et de travailler avec les diamants de synthèse, qui consomment en moyenne 7 fois moins d’eau, 20 fois moins de CO2. Et peuvent, dans certains cas, être issus de laboratoires qui capturent le CO2 dans leur méthode de fabrication des diamants et ont même in fine des impacts négatifs grâce à cette production révolutionnaire ! « Depuis 2 ans, c’est la révolution, car LVMH a lui aussi mis un pied dans le diamant de synthèse en travaillant avec un laboratoire qui fournit Fred ou Tag Heuer, ajoute Maïssa Zard. Il est capital que les grandes maisons s’y mettent aussi car cela démontre que ces diamants plus respectueux et durables sont bien du luxe, sont de grande qualité et que cette alternative aux diamants issus de l’extraction minière est totalement légitime sur le marché ».
Entre obligations et challenges
Et, loin d’être contestables, au contraire, ces innovations éthiques et durables sont même devenues obligatoires. LVMH, qui clame dans ses campagnes « nous n’avons plus le luxe d’attendre », s’est par exemple fixé des objectifs ambitieux en matière de transition, comme d’atteindre 100 % de ses matières premières stratégiques certifiées durables d’ici 2026. « Aujourd’hui, l’expérience luxe s’étend clairement au-delà de la seule beauté ou rareté du produit, ajoute Marie-Ann Wachtmeister, cofondatrice et directrice artistique de Courbet, maison de joaillerie fondée en 2018 qui ne travaille qu’avec de l’or 100 % recyclé (donc déjà extrait) et des diamants de laboratoire. Les consommateurs ne veulent plus découvrir qu’ils ont acheté des produits derrière lesquels se cachent des histoires sales. Les marques ne peuvent plus tricher, cacher, massacrer pour parvenir à fabriquer les pièces les plus belles, rares et chères ». Mais, les matières premières ne sont pas les seules incriminables. « Le plus difficile pour nous a été d’innover sur la fabrication des écrins, souligne Marie-Ann Wachtmeister. Quand nous nous sommes lancés il y a 6 ans, il n’existait aucun fournisseur d’écrins de luxe et écologiques sur le marché ». La plupart étaient en plastique, demandaient beaucoup de matière pour paraître plus lourds. L’emballage étant dans le luxe, une partie importante du storytelling, de l’aura qui entoure le produit et qui enrichit l’expérience client au moment de la vente. Comme de la revente d’ailleurs, puisque les produits joailliers, horlogers, les parfums ou encore les foulards valent toujours plus cher avec leurs écrins ! Après des mois de recherches et de combat avec les partenaires, les marques les plus durables parviennent tout de même, là encore, à faire bouger les lignes. « Aujourd’hui, nos écrins sont en cuir reconstitué et recyclé dans un atelier en Bretagne, le rembourrage reste en polyester mais recyclé ou en matières biodégradables, assure Marie-Ann Wachtmeister. Au final, nos écrins sont à 70 % biodégradables ». Et le reste est 100 % recyclé et recyclable…
Contraintes compatibles avec glamour
Dans l’univers du champagne aussi de « petites » maisons sont venues secouer les géants du secteur depuis plusieurs années. C’est le cas de Telmont, qui produit tout de même plus de 400 000 bouteilles par an et a eu l’audace de casser des codes bien ancrés dans ce terroir ultra-traditionnel. D’abord, l’entreprise applique la parité parfaite, 8 femmes et 8 hommes, puis elle a été l’une des premières à cultiver ses vignes sans pesticides ni chimie de synthèse. Et alors que 5 % du champagne est bio, la maison va encore plus loin en étant en sus régénérative, certifiée ROA, (regenerative organic certified) et certifiée SBTI (net zéro carbone d’ici 2050). « Nous ne sommes pas parfaits, mais nous faisons tout pour préserver la biodiversité, être durable, éthique et limiter nos impacts, souligne Ludovic du Plessis, président de la Maison Telmont. Nous avons aussi supprimé tous nos coffrets cadeaux et les éditions limitées quitte à perdre des ventes auprès de certains cavistes. Et puisque la bouteille représente 30 % de l’empreinte carbone du champagne, nous avons imaginé avec notre fournisseur une bouteille plus légère transportable en bateau, qui n’explose pas sous la pression. Et cette innovation, comme toutes nos innovations, est en open source car nous voulons que les autres maisons nous imitent et fassent comme nous ! » Innover pour produire mieux, c’est possible et Telmont entend bien le prouver. La marque n’embouteille désormais que dans des flacons en verre vert car c’est le seul à pouvoir être recyclé (contrairement au verre transparent). La maison a également dit stop au fret aérien, 47 fois plus polluant que via la mer ou les camions. « Et surtout, toutes ces innovations et ces « contraintes » n’empêchent pas d’être glamour, ajoute Ludovic du Plessis. On peut avoir des convictions radicales et environnementales et être une maison de luxe. Et être en croissance et le faire de manière fun et positive. La sustainability est un terrain de jeu énorme pour l’innovation et pour la valorisation de nos savoir-faire. Et si nous, nous y arrivons, alors c’est que tout le monde peut le faire ! » La maison appartient au collectif Au nom de la Terre, qui réunit différentes marques et entreprises qui partagent ces notions de durabilité et d’exemplarité.
Restons en Champagne, où même la plus élitiste et confidentielle des maisons innove de manière surprenante. « Chez nous, rien ne se jette, tout est cher et tout doit donc être récupéré, réutilisé, transformé et avoir une seconde vie », note Maud Rabin, directrice de la maison Rare Champagne qui transforme depuis Marie-Antoinette les obstacles de la nature en millésimes, exclusivement édités les années exceptionnelles, en série limitée. Célèbre pour avoir commercialisé le champagne le plus cher du monde (avec une bouteille signée Van Cleef), la maison reste d’exception, mais a su évoluer avec son époque. Désormais labellisée BCorp, elle exporte ses rares flacons sans avion et a fait de la réduction des déchets et du zéro gaspi son credo. « Nos bouteilles sont toujours magnifiques et très chères, nous avons donc décidé de les consigner et nos clients peuvent nous les renvoyer afin que nous les transformions en vases ou en bougies qui seront ensuite à nouveau offerts à nos meilleurs clients ». Un partenariat avec l’artiste William Amor permet de créer de véritables pépites désormais très prisées des consommateurs et collectionneurs. « Au départ, c’était vraiment osé pour une maison de luxe de s’engager sur le recyclage de ses déchets et nous faisions en somme « fouiller nos poubelles » à l’artiste, ajoute Maud Rabin. Mais ne rien gâcher, respecter les matières chères, c’est l’essence même du luxe et c’est son rôle d’éduquer les consommateurs et le public à ces gestes essentiels de respect de la nature, de l’environnement et de ce qu’ils nous offrent. C’est, pour nous aussi, une manière de lutter contre la consommation de masse. » Des produits qu’on aime, adule, chérit et qui nous coûtent (dans tous les sens du terme) tant qu’ils en deviennent désormais eux-mêmes des étendards de la lutte contre la surconsommation… C’est l’essence même du luxe, ou c’est au moins ce qu’il doit (re)devenir.
« L’innovation est partout »
Si les malletiers, les grands joailliers ou les maisons de vins et spiritueux ont parfois préféré camper sur leurs traditions et des pratiques ancestrales plutôt que de favoriser la quête effrénée d’innovations, il existe dans le luxe un secteur où l’innovation est depuis toujours bien plus qu’ailleurs un composant essentiel de la chaîne de valeur, c’est dans la beauté et les produits cosmétiques. La filière pèse plus de 600 milliards d’euros dans le monde et reste en croissance de 6 % par an, même actuellement, alors que la crise économique finit par toucher quasiment tous les secteurs du luxe. La France est leader de ce marché mondial et les produits cosmétiques français sont les plus consommés sur la planète. En France, plus de 6 300 entreprises, dont 80 % de PME, sont liées à la filière. Et depuis 1994, la Cosmetic Valley œuvre à promouvoir ce secteur et fédère aujourd’hui plus de 700 entreprises (fabricants, fournisseurs, laboratoires, sous-traitants, distributeurs, marques, etc.). « Dans les cosmétiques, l’innovation est partout (packaging, flacons, ingrédients, matières premières, etc.) car c’est une attente très forte des consommateurs toujours avides de nouvelles solutions, formulations et de nouveautés en permanence », explique Aline Landier, responsable du Beauty HUB chez Cosmetic Valley.
Mais les attentes des consommateurs de plus en plus informés et exigeants se portent aussi de plus en plus sur les ingrédients biosourcés, des packagings de plus en plus responsables, des circuits courts pour les plantes et fleurs et locaux qui n’empiètent pas sur les surfaces alimentaires, une volonté croissante de transparence et de traçabilité. « Et toutes les marques et acteurs de la filière y travaillent, assure Aline Landier. Les exemples d’innovations sont très nombreux depuis plusieurs années, depuis la création des cosmétiques solides, en passant par le vrac, les tests sur l’écotoxicité, les packagings rechargeables (initiés par Mugler dès 1992), sans oublier les solvants végétaux (Arboretum le fait à base de sève). Une multitude d’exemples existe et ces innovations sont souvent développées en France. Le salon mondial de l’innovation cosmétique (Cosmetic 360) a d’ailleurs lieu chaque année depuis 10 ans dans l’Hexagone ! » La liste des innovations beauté est effectivement longue. Chanel a ainsi inventé le rouge à lèvres rechargeable, et Dior le fond de teint également rechargeable. Alors même qu’il y a quelques années, le mythique packaging des produits de luxe devait être ostentatoire, futile et coûter cher, il est aujourd’hui remis à sa place de contenant qui doit lui aussi être responsable, sobre et 100 % utile.
Mais les chercheurs et les marques françaises inventent dans tous les domaines, même les plus pointus et précis : nettoyage à sec des flacons, senteurs neuro-olfactives, extraction de sève par ultrasons, encapsulation d’actifs pour limiter les packagings plastiques, aérosols éco-conçus, etc. « De très nombreuses startups et projets de recherches animent le marché des cosmétiques, ajoute Aline Landier. Les innovations se retrouvent des matières premières jusqu’à la chaîne de distribution où on développe du merchandising écoresponsable, des lumières moins énergivores dans les meubles ou pour les boutiques ». Et l’IA est également de plus en plus présente à tous les niveaux de la chaîne pour concevoir les produits, optimiser la production ou la traçabilité, la consommation d’énergies comme d’ingrédients, etc. Mais dans les cosmétiques, c’est surtout l’usage final des consommateurs qui a l’impact le plus important (40 % en moyenne). « 80 % de l’empreinte d’un parfum et de son impact sur l’environnement résident, par exemple, dans la manière dont il sera rincé sous la douche par l’utilisateur particulier, souligne Aline Landier. Il s’agit d’inciter les consommateurs à changer de pratiques, de leur offrir des alternatives (shampoings solides) et de lever en même temps les verrous techniques ».
Les marques cosmétiques et toute la filière avancent donc désormais main dans la main avec les chercheurs (CNRS, Inra, etc.) et sont aussi challengés (obligés !) par les législateurs (Rich et la loi européenne ont, depuis plusieurs années, poussé les marques à faire toujours mieux pour l’environnement comme pour la santé des consommateurs). Et c’est ainsi que l’innovation finit par susciter… l’innovation. Le phénomène qui ruisselle et s’étend peu à peu à tous les marchés du luxe. La montée en puissance de la seconde main dans la mode, la haute couture, la maroquinerie ou les objets de luxe est en elle-même une innovation. Les marques inventent leurs proches solutions, plateformes, systèmes de reprise et de réparation des produits… « Mais ce qui est encore plus nouveau et frappant c’est quand une marque comme Coach, s’associe à un acteur de l’industrie numérique comme EON aux États-Unis pour créer des objets connectés qui grâce au RFID ou aux QR codes sont capables de confirmer leur authenticité et toutes leurs caractéristiques (composition, date d’achat, etc.) en vue d’être revendus sur les plateformes de seconde main », explique Carmen Kervella, experte du luxe et auteure de Le luxe et les nouvelles technologies (Maxima 2015). Cette démarche est très importante et symbolique car elle tient désormais compte dans la vie du produit de son éco-circularité, du mode de consommation des clients, de la facilité de la revente, etc. »
« Le mouvement est lancé »
Un retour en arrière sur toutes ces innovations toujours plus vertueuses et nombreuses semble ainsi déjà impossible… « Certains groupes de luxe s’attendent parfois à 30 % de chute de leur chiffre d’affaires pour cette année, c’est énorme, commente Yves Hanania. La crise pourrait être la tentation de retourner à des pratiques de réduction des coûts sur leurs approvisionnements notamment, leur sourcing, que de privilégier de meilleures pratiques éthiques ou des innovations souvent plus coûteuses… Mais heureusement la plupart d’entre elles ont déjà beaucoup investi dans cette transition, ont changé leurs pratiques et leurs supply chain et se sont réorganisées en conséquence depuis plusieurs années ». Le mouvement est lancé et elles ne peuvent désormais plus faire machine arrière. L’optimisation de la supply chain via une production plus responsable, le close sourcing, la réduction des emballages, est même désormais une priorité chez nombre de maisons de luxe. Chez Kenzo le sourcing en coton responsable certifié atteint déjà les 95 %, chez LVMH le cuir certifié LWG représente désormais 96 % du sourcing, Gucci, Prada, Chanel ont mis fin à la fourrure véritable…
Parmi les innovations déjà bien installées dans l’univers du luxe il y a effectivement le cuir végétal, l’impression 3D (qui perpétue la culture du sur-mesure, les personnalisations et permet moins de gaspillage) et aussi les biotechnologies qui permettent de concevoir de nouvelles matières premières à base de fibres végétales, de champignons, de cactus. Et la liste est sans fin : l’IA et le machine learning permettent d’ajuster les productions aux commandes plus précisément, d’améliorer sans cesse la qualité, l’approvisionnement, les surplus, les flux. Donc oui, l’innovation peut rendre le luxe plus durable, c’est déjà le cas. La guerre est désormais véritablement ouverte entre produits de luxe et de surconsommation. Et comment ces innovations vont pouvoir freiner (ou non) la production outrancière de produits dérivés du luxe (parfums, accessoires, tote bags, etc.) pour ne pas inciter à toujours consommer plus. L’idée étant désormais, dans le luxe comme ailleurs, de consommer moins et mieux.
Enquête complète à lire dans la revue The Good ici.