« La crise climatique est le symptôme, pas le problème ». Selon Satish Kumar, fondateur du Schumacher College, elle vient brutalement nous rappeler le manque d’efficience de notre économie. Ce faisant, elle pose un défi à notre imagination : comment repenser nos modèles économiques pour inventer une nouvelle façon d’entreprendre, réajustée au monde, qui se conçoive dans, et non en dehors, du vivant ?
Signe des temps : l’entrepreneuriat ambitionnant de relever les défis de notre siècle est un sujet qui monte. Ainsi, la Solar Impulse Foundation a-t-elle recensé 1000 solutions climatiques méritant d’être financées et généralisées. L’enseignement supérieur s’empare aussi du sujet, avec de nouveaux cours d’entrepreneuriat climatique apparus dans les cursus de l’Université de Dublin ou de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Les entrepreneurs de toujours ne sont pas en reste : Bill Gates a monté Breakthrough Energy, pour investir dans des entreprises innovantes capables d’aider l’humanité à atteindre la neutralité climatique planétaire en 2050, tout en augmentant la qualité de vie du plus grand nombre – avec « des transformations sans précédent dans presque toutes les dimensions de la vie moderne ».
Relever ces défis est à la fois vital pour lutter contre le changement climatique et pour la justice sociale, mais aussi ambitieux sur le front économique : comme rappelé par la Banque Mondiale dans son programme « Climate Business », il s’agit d’« une opportunité économique majeure » d’investissement et d’emplois dans tous les pays, quel que soit leur niveau de développement.
Réconcilier ces opportunités économiques avec les impératifs moraux de lutte contre la crise climatique et de protection des communautés ou du vivant, c’est l’essence de cet entrepreneuriat climatique, fascinant, qui émerge sous nos yeux autour de trois dimensions : l’efficience, l’agilité et les nouveaux modèles d’affaires.
D’abord, l’efficience : la crise climatique est avant tout le signe que, contrairement aux écosystèmes naturels, nous n’utilisons pas assez bien les flux de matière ou d’énergie. Nous gaspillons 75% de l’énergie et la moitié de la nourriture que nous produisons, la moitié des ressources naturelles que nous exploitons, et nous sommes incapables de voir comme des ressources 95% des déchets que nous produisons. Résoudre le défi climatique impose non seulement de mieux valoriser les ressources, déchets, co-produits et machines mais aussi les ressources humaines, savoirs, patrimoines, et la diversité des territoires. Une compétence nouvelle déjà acquise par certaines entreprises, telles Marealis, filiale d’un des premiers producteurs mondiaux de crevettes, qui en valorise les carapaces, représentant environ 40 % de la ressource, pour faire des produits de santé naturels à partir de peptides marins ; Fairphone, dont le smartphone modulaire peut être utilisé, réparé et mis à jour pour le faire durer plus longtemps ; ou encore le promoteur immobilier Redman qui privilégie les friches, la rénovation des bâtiments existants et le low-tech, misant notamment sur la ventilation naturelle plutôt que sur la climatisation. De nombreux exemples attestent du gisement immense des opportunités sur le front des gains en efficience.
Ensuite, l’agilité : la crise climatique est à l’origine d’une extrême volatilité des prix, accrue par des chaînes d’approvisionnement mondialisées rendues hyper-fragiles, le moindre imprévu en faisant en effet sauter le maillon le plus faible. Les entrepreneurs qui prospèreront, et même peut-être ceux qui survivront, sauront être à la fois agiles et anti-fragiles – ce concept de Nassim Nicholas Taieb qui va au-delà de la résilience : ils sauront explorer et exploiter les options possibles, et même se renforcer dans les situations de crise. Ainsi, Austrocel, producteur de pâte à papier autrichien, a diversifié son activité historique en la faisant pivoter pour devenir fournisseur de bioénergie à partir des co-produits de son activité historique (déchets de pâte, écorces ou boues)…
Enfin, il s’agit de mettre sur le devant de la scène de nouveaux modèles d’affaires fondés sur les opportunités et marchés nés des contraintes climatiques. On pense aux marchés liés à la « transition » (comme le flexitarisme), à l’adaptation (notamment pour les infrastructures), à la circularité (voir par exemple le réemploi de pièces de maintenance industrielle proposé par la place de marché Kheoos), à la valorisation des bio-ressources et à la révolution du partage entre les entreprises, chère à l’économiste Navi Radjou. D’autres innovations naissent de nouvelles technologies issues de la valorisation du CO2, alors vu comme une opportunité et non comme un ennemi à abattre. Cela donne naissance à des solutions pour la production de e-fuels, de matériaux, ou encore de produits alimentaires et cosmétiques, à l’instar de SolarFoods qui conçoit de la poudre de protéine via un procédé de fermentation à partir de CO2.
Nouveaux arrivants sur le marché ou intrapreneurs travaillant pour des entreprises établies : tous les acteurs économiques peuvent s’inscrire dans cette dynamique.
Une chose est certaine : l’entrepreneuriat climatique laisse derrière lui le concept de croissance verte. Fondé sur la surexploitation des ressources et une croissance sans limites, à coup de technologies vertes censées limiter les dégâts tout en sauvant les modèles d’hier, il se révèle un leurre, avec des effets rebond qui en annulent tout bénéfice. Face à l’éco-anxiété et au sentiment d’impuissance qui n’épargnent pas les troupes des entreprises, des jeunes diplômés aux moins jeunes salariés biberonnés aux fresques du climat, le seul remède est l’action. Imaginons des entreprises et des innovations à la fois sobres, efficientes, bio-inspirées, hyper-locales, agiles, antifragiles, diversifiées, et opportunistes. Pour aider l’humanité à relever le défi principal de notre temps et réconcilier les opportunités économiques avec les impératifs moraux de lutte contre la crise climatique et de protection des communautés ou du vivant, le temps est venu d’un nouvel entrepreneuriat climatique.