Face à la montée de la finance ESG, les normes comptables actuelles sont inaptes à rendre compte de l’état du monde. La comptabilité doit s’engager elle aussi sur le chemin de la transformation parce qu’elle ne répond plus à la demande de la société. Pour parler de ces enjeux, The Good rencontre Hervé Gbego, Président de Comptabilité Durable, membre du CSOEC et ardent défenseur de la méthode CARE – un modèle comptable pour préserver les capitaux humains et naturels.
TheGood : Quels sont les freins à la mise en place d’une comptabilité intégrée (triple capital) en France ?
Hervé Gbego : d’abord il faut bien définir ce qu’est la comptabilité en triple capital. Il s’agit d’une comptabilité monétaire (environnementale, sociale et financière).
Le premier frein est que beaucoup d’acteurs sont contre la valorisation en euros des enjeux environnementaux, contestant notamment la fiabilité des informations. Il faudrait selon eux une information intégrée avec deux jambes complètement séparées : une jambe financière et une jambe non financière (sociale et environnementale).
Le deuxième frein actuel est qu’il y a plusieurs visions qui s’affrontent avec une lutte fratricide entre les méthodologies anglo-saxonnes et celles européennes. Nous avons vraiment du mal à parler d’une seule voix. Nous avons de la difficulté à faire émerger une école française sur ce sujet comme le font très bien les anglo-saxons qui savent influencer les normalisateurs internationaux. Les entreprises de taille importante qui veulent travailler sur des nouvelles normes comptables préfèrent choisir des solutions internationales plutôt que françaises notamment celles qui ont des filiales implantées aux USA ou en Grande Bretagne.
TG : Pouvez-vous nous décrire les grands principes de la méthode CARE que vous utilisez et avez-vous des premiers retours d’expérience avec des comptabilités à blanc réalisées avec certains de vos clients ?
HG : Nous sommes des adeptes de la méthode CARE qui s’inscrit dans la famille de la comptabilité monétaire. Il y a deux stratégies : soit on s’intéresse d’un côté à la RSE comme un élément qui crée ou détruit de la valeur actionnariale. Soit de l’autre côté, nous pouvons considérer la RSE comme un outil qui nécessite de l’entreprise de chercher de la création de valeur tout en préservant les écosystèmes naturels et humains.
Le principe de la méthode Care que nous utilisons à notre cabinet Compta Durable est de considérer l’entreprise comme un patrimoine dont les capitaux sont à préserver. Avec cette méthodologie, les capitaux naturels et humains sont « avancés » à l’entreprise et ces dettes employées dans la production doivent pouvoir être remboursées. Le résultat (profit) est un surplus après intégration des coûts de préservation. Il faut bien comprendre que les IFRS ont été créées pour avoir un langage qui permet d’acheter et vendre des entreprises.
Nous avons déjà travaillé avec plus d’une vingtaine d’entreprises utilisant ce nouveau modèle comptable (grande distribution -Auchan,Carrefour- dans l’industrie comme le traitement de l’eau, de nombreuses PME notamment dans le secteur des services)
Notre retour d’expérience est le suivant :
- 1er constat : les entreprises n’ont pas mis en place les systèmes d’information nécessaires au pilotage des données non financières.
- 2ème constat : il y a une vraie difficulté pour les entreprises de raisonner en termes de dette écologique. La méthode CARE s’appuie sur ce principe et cela a été souvent un choc pour les entreprises qui souhaitent qu’on parle de ce qu’elles font de bien et positif. Elles oublient que les actions positives sont déjà valorisées dans leur capital financier. Le message que nous leur envoyons est de s’enrichir aussi en créant des écosystèmes.
- 3ème constat : la dette n’est pas une mauvaise chose. Aucune entreprise ne peut démarrer une activité sans dette. Même le capital social est une dette.
La comptabilité pour une entreprise est multiple et n’est pas uniquement une liasse fiscale mais elle est surtout une comptabilité de gestion. Comme le propose la méthode CARE, il faut une aide à la prise de décision et au pilotage de l’entreprise sur le long terme. Nous sommes arrivés à structurer pour ces 20 entreprises une simulation à blanc avec une comptabilité complète en identifiant certains « trous » dans la raquette et leur fournir des pistes pour continuer à intégrer cette comptabilité extra financière.
TG : Quelles sont les chances de succès d’installer une comptabilité durable avec une taxonomie européenne solide face à la domination des normes IFRS et des agences de notation américaines ?
HG : Le combat ne fait que commencer. Les normes IFRS sont largement dominantes. La bataille va s’engager, nous sommes pleinement mobilisés. Mais on va commencer par perdre la bataille face au rouleau compresseur anglo-saxons. Ce qui nous sauve est la prise de conscience française et nous devons travailler et multiplier les expérimentations pour valoriser les entreprises témoins. Aujourd’hui nous nous rendons compte que la finance durable ne pourra pas évoluer sans une comptabilité durable.
TG : Vous avez lancé il y a un an le CERCES (Cercle des comptables environnementaux et sociaux), pouvez-vous nous préciser son objectif et les résultats de ses travaux ?
HG : Nos objectifs au CERCES sont les suivants : fédérer tous ceux qui travaillent avec la même vision autour la comptabilité Care et y apporter des améliorations, travailler sur la méthodologie de comptabilité de capitaux et créer des normes et des guides méthodologiques, former les praticiens à la comptabilité en triple capital et certifier les cabinets en vue d’obtention d’un label fin 2022.