John Maeda a été considéré comme l’une des « 75 personnes les plus influentes du 21e siècle » par Esquire et surnommé le « Warren Buffet du Design » par Wired… Il est aujourd’hui Chief Experience Officer chez Publicis Sapient et vient de dévoiler l’édition 2020 de son Customer x Computation Experience = CX Report. Il a répondu aux questions d’INfluencia à cette occasion.
TG : les entreprises commencent à peine à se familiariser avec le concept d’UX (« User Experience »), et pourtant vous introduisez une nouvelle idée, celle de la CX (pour « Computational Experiences »)…
John Maeda : la plupart des entreprises ont entendu parler de l’UX, mais ne savent pas exactement de quoi il s’agit. Et ce n’est pas de leur faute ! Même ceux qui la pratiquent en ont des visions différentes. Par exemple, il y a une UX orientée « recherche utilisateur », une UX orientée « data » et une UX orientée « design de services »… On pourrait dire la même chose à propos de la CX, au sens de « Customer Experience », qui est souvent de la responsabilité du marketing, mais qui peut aussi être dans les mains du service client. En outre, il y a une ambiguïté lorsque ce concept est utilisé dans l’administration (un usager n’est pas un « client ») et dans la santé (où on s’adresse à des patients).
Les visions différentes qui coexistent en parallèle pour ces deux termes rendent les choses compliquées. Pour ma part, je définis donc la CX en la divisant en deux dimensions, qui finissent par se rejoindre dans les entreprises qui se sont transformées et déploient des « Expériences Computationnelles » (CX). Il y a d’un côté « l’expérience d’achat », lorsque vous n’êtes pas encore un client et que vous êtes la cible du marketing, et de l’autre, « l’expérience client », une fois que vous avez acheté le produit ou le service. Ces deux dimensions nécessitent de s’appuyer sur des experts de l’UX, capables de travailler sur les données, aux côtés des ingénieurs, afin d’affiner et d’améliorer en continu les expériences computationnelles, permises par le cloud.
TG : l’éthique est un autre sujet sur lequel vous insistez dans votre rapport : pourquoi est-ce aujourd’hui, plus qu’hier, si important pour les entreprises ?
J.M. : pour une raison simple : je suis à la fois très enthousiaste face à toutes ces expériences computationnelles qui ont accès à tant de données pour prédire nos besoins, et en même temps, je suis inquiet à l’idée que l’écosystème digital sache tant de choses à mon sujet, et à notre sujet à tous.
Aux Etats-Unis, les géants du numérique ont conscience que l’IA peut être orientée dans de mauvaises directions, si elle est nourrie par de mauvaises données ou de mauvais algorithmes. Le problème, c’est que les technologies computationnelles ont quelque chose d’extra-terrestre – une idée que David Bowie avait développée dès 1999 dans sa fameuse interview à la BBC – et qu’elles n’obéissent pas aux règles classiques.
En effet, les ordinateurs ne se fatiguent jamais et n’ont jamais besoin de repos. Donc si vous leur donnez de mauvaises instructions, vous automatisez la répétition infinie des erreurs… C’est pour cette raison que nous devons prendre en compte la dimension éthique lorsque nous créons des expériences computationnelles.
Microsoft fait ce travail depuis plusieurs années déjà, dans le but de rendre l’IA plus inclusive. De la même manière, Google a une équipe dédiée à la « product inclusion », destinée à s’assurer que les mauvaises décisions ne soient pas automatisées et reproduites à l’infini. Toute entreprise qui fait le choix de se digitaliser doit prendre en compte les implications éthiques des expériences computationnelles, pas seulement pour leur propre activité, mais pour le futur de l’humanité.
TG : vous invitez aussi les entreprises – et chacun de nous – à « apprendre à parler le langage des machines » : qu’est-ce que cela signifie ?
J.M. : apprendre le langage des machines, ce n’est pas apprendre à coder. C’est avoir les bases pour comprendre comment les ordinateurs d’aujourd’hui fonctionnent – et pas ceux, simplistes, de la première révolution informatique. Il est désormais question d’appareils connectés avec tous les autres appareils du monde, eux-mêmes connectés à chaque individu de la planète : la quatrième révolution industrielle, c’est ça.
Dans mon livre « How to Speak Machine», je détaille les principes de ces machines :
– Elles peuvent travailler en permanence, elles ne sont jamais fatiguées.
– Elles peuvent se déployer dans l’espace de manière infinie, mais aussi jusque dans des détails infinitésimaux.
– Elles peuvent copier des comportements humains et nous tromper.
Parler le langage des machines implique donc de comprendre que les éléments qui alimentent les startups de la Silicon Valley ont des propriétés « extra-terrestres », et donc, que les produits et services digitaux qui en découlent sont fondamentalement différents. Seules les entreprises qui comprennent ce langage sont capables d’opérer leur transformation aujourd’hui. Évidemment, des entreprises comme Amazon, Google, Apple ou Netflix sont parfaitement bilingues, elles comprennent parfaitement les machines.
TG : enfin, le sujet de l’accessibilité est un thème important de votre rapport : quels conseils donnez-vous aux entreprises qui veulent développer des expériences digitales plus inclusives ?
J.M. : le meilleur conseil n’est pas de moi, mais de la designer Kat Holmes : elle a défini trois grands principes dans son livre « Mismatch » :
1/ Prenez conscience de l’exclusion, en vous demandant qui vous laissez de côté.
2/ Apprenez grâce à la diversité, en impliquant toutes sortes de profils.
3/ Visez l’universalité, en commençant par apporter une solution à une personne, puis en en faisant bénéficier le plus grand nombre.
La clé est de reconnaitre qu’il n’y a pas de « client moyen » ou d’« utilisateur type » : nous sommes tous des êtres humains bien différents… Par conséquent, pour imaginer des produits et services plus accessibles, nous devons faire l’effort de travailler, échanger et construire avec des gens qui ne nous ressemblent pas.