Limiter l’impact de l’alimentation sur la planète ? Aux chefs les plus connus d’enclencher le pas. C’est en tout cas ce que souhaite le chef multi-étoilé Alain Ducasse. En lançant le premier Sommet de la Gastronomie Durable à Monaco, il veut fédérer ses homologues autour d’une charte et d’un ensemble de bonnes pratiques… à partager sans modération.
TheGood : Le jeudi 21 septembre 2023 s’est tenu le premier Sommet de la Gastronomie Durable, à Monaco. Pourquoi un tel rendez-vous ?
Alain Ducasse : Sur cette planète, un milliard de personnes sont sur-nutries et un milliard sont sous-nutries. Pourquoi la haute gastronomie n’aiderait-elle pas à orienter différemment le rapport avec l’alimentation ? Je suis persuadé que nous, chefs, nous pouvons apporter notre part pour non seulement guider les mouvements de consommation, mais aussi respecter de manière durable la planète. Et ceci via le spectre de la haute gastronomie. Cette dernière peut influencer la manière dont on se nourrira demain.
TheGood : Comment imaginer l’alimentation du futur ?
Alain Ducasse : Il est essentiel que l’individu se nourrisse mieux, avec moins de sel, moins de gras, moins de sucre, moins de protéines animales, mais davantage de légumes et de céréales. C’est donc inverser les proportions et tendre vers 80 % de végétal et 20 % de protéines animales. Mais c’est aussi être précautionneux des ressources rares de la planète et des hommes et femmes qui pêchent, cultivent, ramassent, etc. C’est veiller au bien-être animal en respectant les périodes de reproduction par exemple. Ou c’est encore limiter le gaspillage alimentaire. En somme, c’est être conscient de ce qu’on mange, selon une approche citoyenne et humaniste.
TheGood : S’agit-il aussi de favoriser les produits locaux ?
Alain Ducasse : Qu’un restaurant parisien fasse venir par avion du bœuf du Japon ou d’Amérique du Sud, ça ne sert à rien ! Il y a de très bons produits dans le Charolais, en Normandie, etc. Inversement, pour mon restaurant au Japon, je n’ai pas besoin de faire venir un poulet de Bresse pour proposer un bon poulet à la carte. Je connais une éleveuse dans le kansai qui fait un délicieux poulet et c’est suffisant. Dans nos restaurants (NDLR : Ducasse possède 34 restaurants à travers le monde), nous nous approvisionnons de 85 à 95 % en produits locaux. Il faut regarder ce qui est présent localement. Et accepter de faire des choix : par exemple, en France, je ne mets plus d’ananas dans mes recettes. En matière de gastronomie durable, il faut que chacun fasse sa part.
TheGood : C’est donc aussi une façon d’aborder l’aspect social de la gastronomie durable ?
Alain Ducasse : Il faut que chaque producteur, auprès de qui se sourcent les chefs, soit payé au juste prix de son labeur. On a beaucoup tendance à parler de « petit producteur », « petit pêcheur », « petit maraîcher », etc. Je n’aime pas le mot « petit » : en quoi ce partenaire est-il petit ? En considération ? En qualité de produits ? Le « petit », il faut qu’il ait envie de grandir ! Et moi, j’ai envie que mon producteur vive, pas qu’il survive ! Pour cela, il faut faire école.
TheGood : Comment comptez-vous fédérer les autres chefs ?
Alain Ducasse : Nous espérons rédiger, dans les mois à venir, une charte qui nous engage, nous, chefs. Elle reprendra les engagements majeurs qui seront issus des conclusions du Sommet de la Gastronomie Durable (préserver le vivant et la nature, transmettre les savoirs, éduquer, limiter le gaspillage alimentaire, etc.). Un nouveau rendez-vous sera fixé dans deux ans pour faire le point : qu’avons-nous fait ? Avons-nous été des acteurs raisonnables ? Avons-nous influencé notre environnement ? Le tout sur la base de mesures et d’initiatives à partager. Nous n’allons pas révolutionner l’industrie alimentaire, mais l’orienter. Pour en finir avec l’hégémonie de produits comme le burger, qui est une aberration tant pour la santé de l’individu que pour celle de la planète.
C’est un message qui doit aussi passer à travers les écoles. Les établissements Ducasse réunissent près de 2000 élèves et ils veillent à leur transmettre cette vision humaniste de comment nourri demain les concitoyens. Nous avons 75 nationalités différentes : à chaque élève d’appliquer ensuite, dans son pays, la philosophie acquise durant son apprentissage.
TheGood : Rendez-vous est donc pris pour 2025… toujours à Monaco ?
Alain Ducasse : Probablement. Nous avons toute légitimité de le faire ici. Déjà parce qu’au Louis XV (NDLR : le restaurant 3 étoiles Michelin d’Alain Ducasse à Monaco), nous sommes engagés dans la protection des fonds marins et des ressources. Ce restaurant est un observatoire de cette cuisine méditerranéenne qui mêle terre et mer et qui est bonne pour la santé. C’est aussi une cuisine qui chérit le lien social d’une bonne table, celle où on se nourrit aussi d’échanges et de convivialité.