La réparabilité : d’une nécessité pratique à une nouvelle valeur sociale

Depuis plusieurs années, on assiste à une lutte à pas feutrés contre un modèle consumériste dont la réparabilité, soit l’accès facile à la possibilité de réparer ses objets et de les entretenir dans le temps, est le fer de lance. Plus conscientes, en achetant moins et mieux, mais aussi plus conciliantes avec l’idée de pouvoir posséder des objets déjà portés, de nouvelles manières de consommer reposent avant tout sur l’acceptation de la réparation comme partie prenante du cycle de vie de nos objets et de nos usages : nos objets vivent, s’abîment, se réparent, vivent à nouveau.

On voit que la bascule s’opère petit à petit : la valorisation du vintage ou de l’upcycling en sont évidemment les témoins. Des initiatives comme les Résilientes (un des nombreux labels de création d’Emmaüs), dont l’objectif est de produire des objets dont la qualité est telle qu’il est impossible de distinguer qu’ils sont issus de matériaux de récupération, racontent cette histoire selon laquelle l’upcycling est plus qu’un simple acte écologique, c’est aussi un geste de création poussé. Évidemment, réparer ses objets n’est pas une pratique nouvelle : c’était aussi une nécessité économique pour nos grands-parents et ce, particulièrement après-guerre. Le Make Do and Mend movement au Royaume-Uni, par exemple, promouvait déjà la réparation des vêtements et leur rapiècement à travers des campagnes de sensibilisation, comme un effort d’après-guerre.

Aujourd’hui, loin d’être réduite à une frange de privilégiés en quête de conscience écologique, cette philosophie se démocratise, aidée par un arsenal légal en construction. Des mesures comme le bonus réparation ou l’index de réparabilité, obligatoires depuis le 1er janvier 2021, encouragent cette évolution. Ces mesures qui visent à lutter contre l’obsolescence programmée, si elles ne sont pas toujours complètement opérationnelles (comme le bonus réparation, dont les utilisateurs peinent à bénéficier, car présent chez trop peu de boutiques participantes), ont le mérite de mettre sur le devant de la scène la réparabilité comme un impératif intégré dès le moment de la conception chez les marques et fabricants. Le changement culturel est important : la réparation n’est plus seulement une nécessité ou une tendance, elle devient un droit. La coalition Right to Repair Europe, qui réunit plus de 100 organisations provenant de 21 pays européens, porte cette voix citoyenne au niveau européen, inspirée par les États-Unis où une loi accordant le droit de réparer les automobiles a été votée en 2012 dans l’État du Massachusetts. En vertu de cette loi, les fabricants de voitures doivent fournir des manuels et des pièces détachées au public pour permettre de faire des réparations. C’était l’une des premières lois sanctionnant les entreprises si elles ne donnaient pas les outils aux consommateurs pour leur permettre ainsi de ne pas racheter neuf afin de remplacer leur bien défectueux.

L’intégration de la réparabilité chez les marques : entre promesse et réalité

Face à ces nouvelles manières de consommer, alors que les marques s’engagent de plus en plus dans cette voie, le différentiel entre les attentes des consommateurs et les services proposés reste important. Du côté des marques, la réparabilité est perçue comme un service supplémentaire offert gracieusement à leurs consommateurs : la notion de “garantie à vie” fait son chemin comme formule porteuse de toutes les promesses. Mais dans un contexte où l’on dénote une valorisation sociale de la réparation, et où un arsenal légal permet aux consommateurs de réclamer des droits quant à la réparation, ceux-ci ont raison de penser que la réparabilité n’est pas un cadeau, mais quelque chose qui leur est dû.

L’expression de garantie à vie, qui émerge de plus en plus chez de nombreuses marques, incarne bien cette tension et cette incompréhension entre le consommateur et la marque : quand le consommateur y voit une promesse, celle de pouvoir prolonger la vie de ses objets, les marques y voient un contrat et un accord, celui de compter sur leurs consommateurs pour se servir de leurs objets et les entretenir de manière raisonnée. Émotionnel contre contractuel.

En y regardant de plus près, les politiques de garantie à vie sont d’ailleurs très différentes selon les marques : la duréedu terme “à vie” est-elle réellement définissable ? Pour Eastpack, la question est tranchée : la garantie des sacs s’étend jusqu’à 30 ans, et ne couvre que les défauts de fabrication, et pas l’usure. Pour Levi’s et sa dernière collection de jeans dont les doubles numériques en NFT permettent de les garantir à vie, cette garantie s’étend jusqu’à 105 ans. Et comme le conclut Cabaïa, “Légalement la garantie à vie (jusqu’à votre mort) est un concept difficilement définissable, on s’est donc dit que 30 ans, ça serait déjà pas mal.” Mais dans chacun de deux exemples, la garantie à vie a des conditions assez limitées. Pour Levi’s, dont l’initiative de garantie à vie ne concerne qu’une édition limitée de 10 jeans sous NFT, la garantie n’est valable que dans un seul magasin, celui des Champs-Elysées, et propose une réparation par an incluant “retouches, réparation, ajustement de la taille ou l’une quelconque des réparations techniques possibles à la portée de Levi’s” ou un remplacement du jean “tous les 3 (trois) ans dans le cas où le service de réparation ne pourrait pas restaurer le jean de manière convenable”. Chez Cabaïa, ce sont les défauts de fabrication qui sont majoritairement garantis, mais pas ce qui relève de l’usure quotidienne d’un sac (coupure dans le tissu, tâche, tissu abîmé, brûlure, fond du sac abîmé…). Ces initiatives étendent donc la durée de vie des objets, mais sous des conditions strictes qui en limitent fortement l’application aux conditions réelles de l’usage de nos objets.

Finalement, l’apparition de la garantie à vie comme nouvelle promesse ne fait que mettre encore plus en lumière la question de la valeur des objets : comment s’assurer de leur qualité et de leur capacité à durer le plus longtemps possible, et ce, dans un contexte d’inflation marqué par une augmentation des prix dans tous les secteurs, et particulièrement dans le luxe ? Le compte TikTok de l’influenceur cordonnier Tanner Leatherstein est une chambre d’écho de ces tensions. Le cordonnier dissèque sur TikTok des produits de luxe à coup d’outils décapants en triturant, coupant, déchirant des sacs de luxe et des semelles rouges Louboutin. L’objectif ? Pouvoir dire si le prix affiché correspond à la qualité du produit (si les Louboutin passent le test, ce n’est malheureusement pas le cas du sac Yves Saint Laurent, vendu à 1690$ et dont la valeur “réelle” estimée par le cordonnier est de 160$). La dernière campagne Vestiaire Collective met également en lumière ce retour à la “vraie valeur” des choses en démocratisant la notion de “cost per wear”, c’est-à-dire le calcul de la rentabilité de son vêtement en fonction du nombre de fois où nous le portons. Le coût d’un vêtement d’occasion serait in fine beaucoup plus rentable pour le consommateur (et pour la planète) que celui d’un vêtement neuf issu de la fast fashion (réalité qui ne semble ici encore pas suffisamment tangible pour les consommateurs de la fast fashion).

Mais si les marques se mettent au pas, tous les consommateurs sont-ils suffisamment prêts à renoncer à acheter du neuf ? Les contraintes associées à l’achat d’occasion (chiner en digital ou en physique reste un art qui prend du temps), les différentes étapes inhérentes au renvoi d’un produit lorsqu’on veut le faire réparer, peuvent être des freins majeurs. Par ailleurs, il reste important de pouvoir éduquer les consommateurs pour qu’ils acceptent qu’on répare leurs objets lorsqu’ils sont sous garantie, plutôt que d’en demander systématiquement un neuf en remplacement. C’est toute la démarche proposée par la marque Freitag, qui anticipe ce besoin de nouveauté en proposant à ses clients de pouvoir échanger leur sac en bonne condition contre celui d’un autre client. On récupère donc un autre sac, pas forcément neuf mais nouveau au moins émotionnellement. Intitulée “S.W.A.P” pour “Shopping Without Any Payment”, cette initiative s’ancre dans une démarche plus vaste de pédagogie autour de la réparation, avec des règles claires qui permettent aux clients de comprendre comment, quand et pourquoi réparer son sac.

Plus concrètement, les règles d’une offre de réparabilité cohérente, pensée en amont, durable et générant de la valeur pourraient se résumer ainsi :

  • Construction d’un réseau de proximité (cordonniers, artisans du cuir et du textile, merceries…) pour faire réparer à côté de chez soi plutôt que d’envoyer par la poste un colis à l’autre bout de l’Europe, comme le fait la marque Nudie Jeans, avec des stations de réparation mobiles et des magasins spécifiquement dédiés à la réparation,
  • Développement avec les consommateurs d’un bon sens de la réparation (tout n’est pas réparable, un usage réfléchi permet de limiter les usures spécifiques, préférer la réparation au remplacement total) comme Freitag, qui mise sur une réparation d’abord fonctionnelle, en défendant qu’une usure esthétique est naturelle et désirable (la fameuse patine de leurs toiles cirées récupérées),
  • Intégration de la notion de réparation dès la conception : c’est le cas de la marque de chaussettes Darn Tough, qui récupère les data issues des chaussettes renvoyées par leurs consommateurs, ce qui leur permet de changer le design de leurs chaussettes en travaillant spécifiquement leur confort, leur coupe, leur épaisseur sur les endroits les plus sollicités.
  • Création d’une communauté autour de la réparation et de l’upcycling : comme Nike, avec son programme “ReCreation”, qui lance des collections limitées avec des designers locaux revalorisant des stocks endormis ou récupérés, et proposant des workshops d’upcycling pour réparer ses propres vêtements.

Et ces éléments-clés ne sont pas nouveaux, et ont été anticipés par les marques de l’outdoor depuis longtemps.

L’empreinte de l’outdoor sur l’esprit de réparabilité

La réparabilité n’est pas qu’une question d’option ou de contrat de garantie à vie. C’est aussi toute une philosophie : l’acceptation des défauts d’un objet, d’une certaine patine, d’un temps nécessaire à la réparation, ou la défense d’un certain esprit de débrouillardise, le fait de faire mieux avec moins, de “bidouiller” et trouver des solutions pour rendre à son objet sa fonctionnalité, plutôt que de s’obstiner à lui rendre son parfait état initial.

Le secteur de l’outdoor intègre cette philosophie depuis toujours. Désignant au départ un ensemble d’activités (escalade, randonnée, sports aquatiques…) l’outdoor est aujourd’hui devenu un art de vivre marqué par l’envie de partir à l’aventure, d’être dehors, le retour à des valeurs d’entraide et de dépassement de soi. Cet art de vivre se transpose dans les imaginaires des marques, notamment à travers la campagne Aigle, dont la tagline “respirez, vous êtes dehors” s’associe à une promesse libératrice de la nature, avec une campagne qui nous porte au plus proche des éléments dans un contact sensoriel fantasmé (la sensation du vent sur la peau, le frisson de l’eau, l’herbe qui crisse sous nos pieds). Du côté de Burberry, la même promesse des grands espaces se fait à travers une danse enivrante dans les airs dans le court métrage “open spaces”, chorégraphié par (La) Horde. La Maison de Luxe positionne ainsi ses vêtements comme les compagnons d’aventure permettant de défier les lois de la gravité et des espaces. Cette influence esthétique de l’outdoor sur le Luxe se voit aussi à travers les silhouettes, avec l’émergence des vêtements techniques sur les défilés, mettant au devant de la scène des matières comme le néoprène ou des pièces iconiques comme le K-Way (Louis Vuitton hiver 2024-2025). Les objets associés à l’univers outdoor comme les mousquetons deviennent de véritables accessoires de mode, comme chez Kitesy Martin dont les anses de sacs se parent de grands mousquetons colorés. Comment faire pour que cette appropriation des codes esthétiques, formels et des imaginaires de l’outdoor ne soit pas qu’une communication adressée à des urbains en manque de nature ? Si certaines de ces marques joignent la parole aux actes, comme Aigle, entreprise à mission depuis 2021, d’autres Maisons se retrouvent piégées dans une forme d’appropriation culturelle de codes qu’elles maîtrisent mal, sur des coups de com’ visibles qui ne s’incarnent pas dans une démarche plus globale de protection des écosystèmes et de changement de leur business model.

Chez les marques pionnières de l’outdoor, ces principes de réparabilité sont là depuis plusieurs années. Les conditions extrêmes d’utilisation des vêtements outdoor poussent en effet à proposer plusieurs programmes de réparation des produits. Arc’teryx a par exemple créé ReBird, une plateforme dédiée à la revente d’occasion, qui inclut aussi la réparation et l’upcycling (ReGear, ReCare, et ReCut). Des pionniers comme Patagonia ou Rab développent les mêmes stratégies, avec des programmes permettant d’avoir accès à des pièces détachées et la fourniture de tutoriels ou de kits de réparation. Le fait que des marques de maroquinerie comme Loewe ou Bottega Veneta s’approprient ces paramètres propres aux marques outdoor n’est pas un hasard. Chez Bottega Veneta, l’achat d’un sac à main s’accompagne désormais d’une carte dorée dans un étui en cuir, “The Certificate of Craft”, qui permet d’accéder à un “ensemble exclusif de services”, dont la garantie de pouvoir réparer son sac à vie, gratuitement et au sein de la Maison. Chez Loewe, le programme Loewe ReCraft promeut la réparation grâce à une boutique dédiée à la réparation et à l’entretien des articles en cuir avec un artisan du cuir à plein temps. Ouverte au Japon, à Osaka, la boutique montre outils, chutes de cuir, lacets, et autant de détails qui donnent à voir au client ce que pourrait être l’arrière-boutique de la réparation.

Mais si toutes ces marques intègrent de plus en plus la réparabilité comme philosophie et nouvelle promesse pour le consommateur, encore trop peu intègrent la réparabilité dans leur phase de conception. En tant qu’agence de design, c’est avec cet objectif que nous intégrons dans notre démarche des principes qui nous paraissent indispensables pour développer la réparabilité :

  • Questionner les usages pour rendre la réparabilité désirable
  • Aider les marques à développer une conception qui intègre une amélioration continue, avec des retours des consommateurs qui dirigent leur action et leur pensée
  • Travailler en équipe pluridisciplinaire : intégrer plusieurs expertises (anthropologie, sociologie, design, ingénierie, éco-conception …) de la phase de recherche à la phase de prototypage dans nos projets
  • Intégrer la circularité dans notre vision du design
  • Intégrer un regard multiculturel pour comprendre les perceptions et pratiques de réparabilité dans différentes cultures

Pour nous, la réparabilité, en influençant le design des produits, contribue à changer nos habitudes de consommation, et reste l’une des clés pour ouvrir la voie à un modèle plus durable et responsable. Les marques ont tout à gagner à s’en saisir, avec pour vision long terme, la construction d’un modèle de réparabilité “total” (en réseau local, en créant des communautés, en cultivant un bon sens de la réparation auprès de leurs consommateurs, en l’intégrant dans les réflexions dès la conception).

Léa Brosseau, senior Innovation Strategist chez Pixelis

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