(contenu abonné) Directrice du développement durable du groupe Accor, Brune Poirson livre sa vision de la responsabilité sociétale des entreprises. L’ancienne secrétaire d’État à la transition écologique et solidaire développe, pour TheGood, la stratégie et les actions qu’elle a mis en place depuis son arrivée dans le groupe hôtelier il y a deux ans.
The Good : En octobre 2021, année de votre prise de poste chez Accor, vous déclariez dans TheGood « La feuille de route qui m’a été fixée par notre PDG Sébastien Bazin est claire : aider à impulser des changements stratégiques afin d’emmener l’entreprise vers un modèle contributif, où nous rendons plus que ce que nous prenons. » Où en est aujourd’hui cette ambitieuse mission régénérative ?
Brune Poirson : D’abord nous avons défini un cap, ce que l’on reproche souvent aux entreprises et aux Etats. Or il est crucial d’avoir une vision pour guider l’ensemble des collaborateurs, de nos partenaires et de toutes les parties-prenantes dans une même direction. Pour y parvenir, il est clé de se fixer des objectifs à relativement long-terme. Mais évidemment, ce n’est pas suffisant. Il faut aussi établir une feuille de route précise. Selon moi, le secteur du voyage et du tourisme plus largement, a une grande responsabilité environnementale certes, mais aussi sociale. Il y a des pays dont 70 % du PIB dépend du tourisme ! Notre objectif est justement de jouer un rôle d’ascenseur social. Nous employons des collaboratrices et collaborateurs issus directement de ces territoires, les formons, leur donnons un avenir et la possibilité d’imaginer un projet de vie qu’ils n’auraient probablement, pour certains, jamais osé envisager. Contrairement à beaucoup d’entreprises, les 5 500 hôtels Accor recrutent de nombreuses personnes sans formation et qui n’ont parfois pas les moyens de s’en offrir une. Cette particularité doit être une force dans une période post-pandémie qui a pu compliquer le recrutement dans nos secteurs d’activité dans les pays plus développés comme en Europe et aux Etats-Unis.
Par ailleurs,le Groupe a une trajectoire carbone claire avec des objectifs précis à atteindre pour chaque hôtel. C’est d’autant plus difficile que le cœur même du business model de Accor, est d’être asset light, le Groupe ne possède donc plus le foncier, c’est-à-dire qu’Accor ne détient plus les murs des hôtels dans lesquels nous opérons. Il faut donc convaincre tous les propriétaires d’hôtels et notamment ceux qui sont situés dans des pays en développement et qui souvent, souffrent déjà des conséquences du réchauffement climatique. Nous travaillons avec eux pour penser un autre modèle comprenant par exemple la réduction du gaspillage alimentaire, parfois contraire à la culture de certains pays.
The Good : Où en êtes-vous de votre ambition de faire disparaître d’ici à 2025 le plastique à usage unique des 40 marques hôtelières du groupe Accor ?
Brune Poirson : Nous avons supprimé 46 objets en plastique à usage unique en 2022. En 2023, nous augmentons le curseur et visons la suppression de 69 articles en plastique à usage unique dans nos hôtels, avec une pression réglementaire plus forte en Europe (qui représentent la moitié de nos établissements) qui n’en distribuent plus aucun. Mais dans certains pays il n’y a pas d’eau potable, il est donc compliqué de demander à nos clients de remplir leur gourde au lieu de distribuer des bouteilles d’eau en plastique. Néanmoins nous cherchons des solutions pour ces pays, telles que des purificateurs d’eau par exemple. Ce qui, quelque part, amène une nouvelle dimension à notre métier. On peut dans certain cas devenir producteur d’eau potable, alors que nous sommes hôteliers, c’est dire à quel point nous sommes engagés.
D’ailleurs, l’un des gros chantiers réalisés à consister en un travail auprès de nos directeurs d’hôtel pour leur apprendre à dire « non » aux clients afin de les accompagner vers de nouveaux usages plus respectueux de l’environnement. Notre gamme « Lifestyle » propose par exemple un shampoing solide, ce qui peut être déroutant pour des clients habitués aux shampoings liquides. Les équipes sur le terrain doivent pouvoir expliquer au client cette démarche et nous devons les aider à argumenter, expliquer de manière pédagogique.
Il y a aussi beaucoup de fournisseurs qui ont révolutionné leur façon de travailler parce qu’ils voulaient continuer à travailler avec nous. Or cela supposait de repenser toute leur chaîne de valeur, parfois jusqu’au transport de leur produits…. C’est vraiment un partenariat global, on travaille main dans la main avec nos prestataires et nos équipes achats sont extrêmement impliqués dans tout ce processus.
The Good : Est-ce que certains pays -dans lesquels Accor est présent (110 au total)- sont plus en avance que d’autres concernant vos impacts positifs sociaux, sociétaux et environnementaux ? Si oui lesquels et sur quels sujets particuliers ?
Brune Poirson : L’Europe sur la question environnementale est la plus avancée aujourd’hui. Sur la question sociale aussi, elle bien obligée de se poser des questions parce qu’il y a des difficultés à recruter. Ensuite, de son côté, les États-Unis sur toutes les questions liées à diversité, l’inclusion.
The Good : Vous êtes pour l’adoption du dividende climat, cet indicateur extrafinancier qui vise à valoriser les financements bas carbone. Pourquoi ?
Brune Poirson : D’abord je précise que c’est une initiative qui est totalement indépendante de Accor. Dividendes climat (Climate Dividends) est une association à laquelle j’accorde du temps car j’aime explorer les solutions pour réformer le capitalisme de l’intérieur. Cette association a pour but de créer un nouvel indicateur extra financier pour qu’il soit standardisé. Le but, c’est de mettre en évidence l’impact climatique positif qui est généré par une entreprise et qui peut être revendiqué par les actionnaires de cette entreprise. C’est aussi une manière d’aider à la décision d’investissement et d’orienter les financements de façon encore plus efficace et plus rapide vers des solutions bas carbone.
The Good : Comment le groupe Accor embarque l’ensemble de ses 300 000 collaborateurs dans sa transition écologique ?
Brune Poirson : En travaillant avec la technique du « sandwich ». D’un côté : un comité ESG au sein du conseil d’administration, le bonus du PDG, de tout le COMEX et du top 150 qui sont alignés sur des objectifs environnementaux. Et puis, de l’autre côté, une formation de six heures obligatoires pour l’ensemble des salariés du Groupe et des directeurs d’hôtels, qui a eu énormément de succès. Après avoir démontré que la crise climatique était scientifiquement prouvée, nous nous sommes attachés à montrer les solutions pour y remédier.
The Good : Quelles sont les plus grandes difficultés que vous rencontrez au sein de votre mission ? Comment y faites-vous face ?
Brune Poirson : La première difficulté est la question de la vitesse, de notre capacité à nous transformer pour vivre sur une planète durable. Toutes les entreprises ont embarqué dans le train de la transition écologique mais répondent-elles à l’urgence à laquelle nous faisons face ? C’est toute la question du dépassement des injonctions contradictoires pour aller le plus vite possible. Cela peut paraître contre-intuitif, mais nous avons de la chance, les actionnaires de Accor pensent sur le long-terme. En parallèle par exemple, la communauté des analystes financiers a une vision souvent beaucoup plus court terme et les schémas dans lesquels ils évoluent, de par ce fait, intègrent difficilement la question des limites planétaires.
La deuxième difficulté relève de la gouvernance, inhérente aux entreprises multinationales. Une multinationale est fondée sur des économies d’échelle et la standardisation. Or aujourd’hui, il faut faire l’inverse. Il faut parvenir à devenir « une multi-locale », c’est-à-dire renouer avec le local, en se réintégrant dans le tissu et déstandardiser. C’est tout l’enjeu du Groupe, notre PDG, Sébastien Bazin, en parle souvent. La gouvernance doit aussi dépasser le raisonnement en silos pour penser de façon systémique, et donc intégrer les enjeux de notre marché du tourisme avec l’ensemble des acteurs qui le composent en dépassant le cadre concurrentiel.
La troisième difficulté vient du fait de ne pas être aligné entre tous les pays développés et en voie de développement notamment, parce que nous avons des différences culturelles majeures. Je l’ai notamment observé lorsque j’ai vécu six ans en Inde et un an en Asie du Sud-Est. Par exemple, l’alimentation est un vaste enjeu qui va de l’approvisionnement, à ce que l’on met dans les assiettes, à la lutte contre le gaspillage alimentaire. Derrière, ce sont des questions culturelles puissantes qui se posent, et des questions de justice. Ces enjeux se dessinent dans toutes les négociations internationales. Par exemple pourquoi, les pays développés ont pu faire voyager leur classe moyenne pendant des années, et pourquoi les pays en voie de développement n’en auraient pas le droit aujourd’hui ?
The Good : Comment le groupe Accor compte réussir à conjuguer rentabilité et limites des ressources planétaires ?
Brune Poirson : Il ne peut pas y avoir de rentabilité économique sur une planète morte. Les entreprises sont toutes connectées au sol, à l’agriculture, à l’eau. C’est une question de ressources réelle et physique.
The Good : Vous êtes plutôt croissance ou décroissance ? Pourquoi ?
Brune Poirson : Je pense que ceux qui restreignent le débat à la question de la croissance ou de la décroissance, n’ont fondamentalement pas la volonté de faire avancer la transition environnementale et sociale, et se complaisent dans leur position respective. Je vais un peu plus loin : d’un côté, tous ceux qui continuent à nous parler de « croissance », de « capitalisme vert », de « techno-solutionnisme », etc. se bercent d’une illusion qui ne correspond en rien à la réalité de la planète. De l’autre, tous ceux qui veulent absolument décroître, dans leur imaginaire, ne pensent pas suffisamment la question sociale qui en découle. En réalité, c’est un débat qui cristallise des oppositions et qui, finalement, profite au statu quo et arrange ceux qui en font leur miel.
Je pense que la vraie question aujourd’hui doit être celle du « pourquoi ». On sait ce qui se passe, les scientifiques nous le répètent inlassablement. On sait comment aussi, les solutions, techniques et technologiques, pour résoudre bons nombres des problèmes de notre planète existent et attendent d’être mises en œuvre. En revanche, la question du « pourquoi », on ne l’a pas vraiment. Je pense qu’il faut vraiment que l’on revienne à la racine. Quel est l’enjeu derrière tout cela finalement ? C’est de vivre mieux. Et vivre mieux, ça veut peut-être aussi vouloir dire consommer davantage de certaines choses. Par exemple, plus d’éducation, plus de bien-être. Et beaucoup moins d’autres : moins de téléphones portables, moins de vêtements, etc. La question du « pourquoi » revient à poser la question de l’utilité, celle essentielle du besoin. Ce sont des sujets qui sont infiniment complexes mais qu’il nous faut résoudre.
Finalement, rester dans cette opposition stérile entre croissance et décroissance, on ne se pose pas les vraies questions.
The Good : Êtes-vous optimiste quant à la capacité des entreprises à réussir leur transition écologique pour être compatible avec les objectifs de L’Accord de Paris et compte-tenu de l’urgence planétaire ?
Brune Poirson : Je suis du côté de ceux qui sont dans l’action plus que dans l’optimisme !