10/09/2020

Temps de lecture : 6 min

Les entreprises ont un rôle-clef sur les questions liées au bien commun

Nouvelles formes de solidarité, réorganisation des formes de travail, ajustement des modes de production comme de consommation : si dans l’instant Covid des évolutions significatives ont pris place, comment les pérenniser ?

The Good : Nouvelles formes de solidarité, réorganisation des formes de travail, ajustement des modes de production comme de consommation : si dans l’instant Covid des évolutions significatives ont pris place, comment les pérenniser ?

Elisabeth LAVILLE : Ce que l’on voit avec la crise du covid-19 c’est une accélération du point de bascule, sur certains sujets où le changement était déjà significativement enclenché ces derniers temps, comme le tourisme local, le fait de ne plus prendre l’avion, la préférence aux produits et aux fournisseurs locaux, le télétravail ou encore le vélo en ville … « Les Hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité, et ne voient la nécessité que dans la crise » disait fort justement Jean Monnet : la crise a accéléré certaines prises de décisions, parfois dans l’urgence, on a vu aussi que nous étions capables de changements radicaux au nom du bien commun, les freins notamment culturels, liés à la norme sociale ou à nos habitudes, ont volé en éclat et l’impossible est devenu possible…
Quelques mois après le confinement on voit bien que cela a ouvert de nouveaux champs et que beaucoup d’initiatives continuent d’exister : on pense à la pérennisation du télétravail dans de nombreuses entreprises, à la relocalisation de certaines productions, à la digitalisation de réunions, de l’enseignement ou des cours de sport. La question c’est plutôt comment les pouvoirs publics et les entreprises vont s’emparer de ce moment historique pour accompagner ces changements positifs, même si comme toujours dans les crises on assiste inévitablement à un match des valeurs, entre ceux qui rêvent du monde d’après et ceux qui veulent aussi revenir au monde d’avant, forcément plus sécurisant notamment sur le plan des emplois, des dividendes… mais pas sur celui de l’environnement ! Il faudra beaucoup de pédagogie, de conscientisation et de communication finalement pour pérenniser ces bonnes actions – et entériner le changement de la norme sociale sur ces sujets…

The Good : Dans une récente note de position, UTOPIES pointait du doigt la fragilité de l’écosystème production-consommation français en s’appuyant sur sa résilience productive. Pour pallier la dépendance des entreprises aux importations et la vulnérabilité des chaines de productions mondiales, le local est-il la clé du succès de tout business durable ?

E.L. : Disons qu’il est urgent de rapprocher les lieux de production et de consommation (6700 km en moyenne selon nos calculs), de mieux distribuer l’économie et la production sur nos territoires, de repenser la fabrication dans les villes, de décentraliser les échanges. Dans tous les débats actuels sur la crise et la relance, on parle beaucoup naturellement de « green new deal », et cela est essentiel, mais assez peu d’économie locale, alors même qu’une relance par le local répondrait aux attentes prioritaires des Français sur les circuits courts alimentaires, la relocalisation des emplois… en même temps qu’à l’impératif climatique ! La relocalisation est un travail de Titan, long, complexe… Il n’est donc pas question d’avoir une position idéologique, qui voudrait tout relocaliser (ou, d’ailleurs, tout mondialiser), d’autant que sur le local on part de loin : à titre d’exemple, nous avons calculé que l’autonomie alimentaire moyenne des aires urbaines en France était de 2% (cela veut dire que 2% seulement de ce qui est consommé sur un territoire, en frais ou en plats cuisinés, à la maison ou au restaurant, vient du territoire… alors même que 3% seulement de ce qui est produit sur le territoire finit dans les assiettes locales !). L’idée n’est donc pas de parvenir à l’auto-suffisance ou d’atteindre 100% de production locale, mais si on relocalise déjà 10% de notre consommation alimentaire en quelques années, puis 10% encore, cela fait pas mal d’emplois supplémentaires, moins de camions sur les routes, plus de lien social, plus de sens dans les achats quotidiens. Le local est un levier clef pour trouver, de manière ponctuelle ou pérenne, des solutions alternatives pour les approvisionnements ou les débouchés…

The Good : Si pour certains le « point de bascule » vers une dynamique de production responsable ne date pas d’hier, il semblerait que la crise du Covid-19 ait forcé nombreux autres à prendre du recul et repenser leur intentions. Peut-on penser cette dernière comme un réel moteur du changement ?

E.L. : La crise a agi comme un accélérateur pour des tendances qui étaient déjà montantes dans le monde pré-covid. Un exemple flagrant est la pratique du vélo en milieu urbain qui avait déjà fait de nombreux émules lors des grèves fin 2019. Les villes et régions ont investi en urgence dans l’aménagement de pistes cyclables supplémentaires qu’on a appelé « corona pistes » et ont encouragé de manière proactive la pratique du vélo – ce que réclament d’ailleurs depuis de nombreuses années les associations d’usagers de vélo. Début mai, le gouvernement a aussi mis en ligne une plateforme coup de pouce vélo pour encourager la pratique de ce mode de transport, financer les réparations et accompagner à l’usage du vélo (cours, etc). Il y a eu donc, lors de cette période, un véritable engagement massif des pouvoirs publics (État mais surtout villes) pour encourager plus que jamais la pratique du vélo. Reste à savoir si ces engagements seront pérennisés dans le temps. Et il sera intéressant de voir, sur certaines tendances pré-covid, quelle sera leur évolution sur le long terme, à la faveur de cette crise. Par exemple, le « flyskam » (honte de prendre l’avion) avait déjà commencé à affecter légèrement le trafic aérien en Europe. Que deviendra ce mouvement après plusieurs semaines d’arrêt du secteur et des habitudes des passagers ?

The Good : Concrètement, comment marier aspirations économiques, sociales et environnementales au paysage entrepreneurial français pris dans l’étau d’une société qui nous impose l’équation réussite = rendement économique ?

E.L. : La crise a fait prendre conscience de nos interdépendances, et aussi du fait que les entreprises ont un rôle-clef sur des questions liées au bien commun : on a vu que des sujets d’intérêt général, comme la fabrication des masques et respirateurs, dépendaient de choix industriels et économiques, par exemple. On a vu aussi, assez clairement, que quand l’économie et les activités humaines s’arrêtaient pour cause de maladie, la nature de son côté recouvrait la santé… Évidemment l’objectif serait maintenant que la nature soit en pleine santé ET que l’économie tourne, en même temps. On a vu aussi que nous étions capables de prendre des mesures radicales et d’arrêter l’économie pour sauver les plus fragiles d’entre nous– alors que faire ainsi passer le collectif devant les individus paraît impossible sur le climat par exemple… Enfin on s’est beaucoup questionné sur ce qu’était une activité essentielle à la société ou à la vie des gens : cela a conforté l’idée que les entreprises doivent expliciter leur contribution à l’intérêt public, et qu’on assiste à la fin de cette dichotomie un peu caricaturale entre privé et public, entre intérêt privé et intérêt général. L’enjeu maintenant est de continuer concrètement à prendre en compte le bien commun, l’environnement, le sens du collectif et celui de l’utilité sociétale dans la conduite des activités économiques, et plus encore dans leur relance, le nouvel élan qu’il s’agit de leur donner. Une chose est sûre : la contribution des entreprises à l’intérêt général se joue dans les actes plus que dans les déclarations d’intention, dans la valeur concrète qu’elles peuvent créer pour leurs parties prenantes plutôt que dans la simple revendication de leurs valeurs… Et il ne s’agit pas seulement de philanthropie ou de solidarité mais aussi de transformation massive des offres et des modèles économiques. Vous parlez de réussite mais personne ne gagne, au fond, si la planète ou la société perd.

The Good : Quelle responsabilité du gouvernement dans cette transformation et quelles mesures d’accompagnement doivent suivre ?

E.L. : Les gouvernements ont une responsabilité pour pérenniser et accompagner ces évolutions, en faisant évoluer avec courage et ambition les lois, les infrastructures, les organisations… et les outils de relance ! Mais ils ne sont pas les seuls : les collectivités sont une autre échelle ultra-pertinente pour transformer les choses, car elles peuvent jouer sur de l’ascendant (à l’écoute des initiatives de terrain) et du descendant (de la réglementation), sur les infrastructures et sur les comportements, tout cela en mobilisant le collectif autour d’un imaginaire partagé du futur, d’une vision politique et sociétale qui montre l’exemple et change la norme sociale. On a vu lors des Municipales que les citoyens aspiraient à ce changement de proximité. D’ailleurs, sur les propositions formulées par la Convention Citoyenne pour le Climat, on ne sait toujours pas ce que va faire le gouvernement mais un collectif de maires, dont Anne HIDALGO (Paris), Eric PIOLLE (Grenoble), Michèle RUBIROLA (Marseille), Christophe BECHU (Angers) ou encore François ASTORG (Annecy) et Jeanne BARSEGHIAN (Strasbourg) ont déjà annoncé s’engager à mettre en place les propositions qui relèvent de leur compétence. Affaire à suivre !

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