Boom des nouvelles technologies, crise des gilets jaunes, pandémie de Covid-19, percée du télétravail et entreprises en mode hybride… Depuis quelques années, le monde du travail a fait une entrée fracassante dans mon cabinet d’analyste. Il est manifeste que les organisations sont à l’épreuve de la crise. Ni crise du pétrole, ni crise financière, cette crise existentielle questionne le sens. Et derrière le sens, c’est le sensible qui se fait entendre.
Les organisations, de la start up au grand groupe en passant par la PME ou la sphère publique, sont en effet traversées, brassées.
Par une grande agitation émotionnelle, tout d’abord. L’émotion – la colère, la tristesse, la peur, le rejet – a envahi les entreprises. Au travail et dans leur vie privée, les individus vivent à la fois dans un état de fébrilité constante et dans une recherche d’excitation par l’émotion. Ils ne disposent pas forcément des compétences cognitives pour contenir cette grande amplitude émotionnelle. Aussi les burn-out, arrêts de travail et manifestations de désengagement se multiplient qui révèlent la fragilité des organisations, démunies face à la vulnérabilité de l’humain.
Par le numérique, mutation anthropologique, ensuite. La révolution de la DATA participe de cette agitation émotionnelle. Les jeunes de 20 ans nés avec le digital, en émulation constante, manifestent un désir effréné de transformation tous azimuts et bousculent le rythme des organisations. Le virtuel se déploie en vitesse accélérée, décorrélant toujours plus l’expérience vécue du rythme physiologique de l’individu. La dématérialisation s’est emparée des corps. Parallèlement – l’un explique sans doute l’autre -, un nombre croissant de personnes, ces mêmes explorateurs du virtuel, renouent avec un besoin intrinsèque de ralentir, de retrouver un ancrage, de renouer avec le rythme du vivant. L’essor des thérapies corporelles, la pleine conscience, le retour à la terre, l’exode urbain, les régimes végan ou les stages de déconnexion proposés par les employeurs traduisent ces aspirations. Les organisations doivent apprendre à composer avec ces tendances, en apparence contradictoires, qui se conjuguent au sein même des individus qui constituent leur corps social.
Par une immaturité collective, enfin. La crise sanitaire a accéléré la bascule vers une nouvelle donne managériale. D’un côté, les salariés, qui ont goûté pendant les confinements à un moindre contrôle, adoptent aujourd’hui des attitudes de résistance contre le micro management et revendiquent leur autonomie sans toujours assumer la responsabilité qui va de pair. De l’autre, les managers, quelque peu déboussolés par la moindre proximité avec leurs collaborateurs, cherchent de nouveaux modes de leadership et manquent souvent de maturité émotionnelle pour supporter les mouvements d’humeur de leurs collaborateurs.
Percutée de plein fouet par ces mutations, l’organisation, quelle qu’elle soit, peine à y répondre. Elle s’est en effet construite depuis des siècles sur un postulat aujourd’hui dépassé : « ceux qui savent dirigent, ceux qui ne savent pas produisent en contrepartie d’un salaire ». Longtemps lieu de sécurité pour les personnes, l’entreprise n’embarque plus. Familière de l’univers du compliqué, elle doit entrer dans l’univers du complexe, celui du vivant. Comment ? En se laissant transformer par les êtres qui la composent. A titre individuel et collectif, il s’agit d’oser se relier à la dimension du sensible. Aborder l’inconnu. Prendre ce risque, sans être dans le risque – à une époque qui valorise l’adrénaline procurée par les conduites à risque. Le sens ne sera pas donné de l’extérieur. Il n’est pas une idée. Comme les émotions, il est vécu par le corps. Il s’agit de creuser, en soi. L’humain se sait vivant, mais plutôt que d’accepter qu’il participe de la transformation du réel, il se sauve dans une fuite en avant par le divertissement pascalien.
Concrètement, dans une situation donnée, par exemple un Comex, il s’agirait de mettre fin à l’emprise et au désir de vouloir exercer une influence sur l’autre, de ne pas présupposer la réaction de l’autre ou de chercher l’accord à tout prix. Au contraire, l’organisation reliée à la dimension du sensible encouragerait l’expression des ressentis, favoriserait l’articulation des désaccords, permettrait à chacun d’être accueilli dans sa singularité. Dans cette densité de présence les uns aux autres, les dirigeants réunis pourraient observer ce qui se passe ici et maintenant, comme dans une agora, puis progressivement interroger le corps constitué qu’est l’organisation – création humaine qui se renouvelle à son propre rythme -, réfléchir à son sens, analyser comment, eux, décideurs, contribuent à sa vitalité. Osant être – donc ne comptant plus sur leur seul savoir -, ils déclineraient cette qualité de présence dans les modes organisationnels, managériaux, décisionnels et relationnels de l’entreprise. Par capillarité, l’ensemble des collaborateurs renoueraient avec leur part sensible. Ainsi, progressivement, chacun serait autorisé à répondre à ses profondes aspirations et encouragé à déployer sa singularité, sa créativité, son agilité, sa capacité d’innover. Par là même, tous contribueraient au développement et à la performance de l’entreprise.
Organisations, pour devenir fécondes, restaurez votre lien au vivant. Dirigeants, encouragez l’incertain, certains que le vivant a une finalité. Nul besoin de mode d’emploi pour être vivant, nous le sommes. Parce que nous sauverons le vivant en nous, naturellement, nous transformerons le vivant à l’extérieur, donc les organisations, et plus largement la planète.
Thierry Morisseau, thérapeute et associé d’Ezalen, cabinet de conseil en stratégie et management