Alors que le Salon International de l’Agriculture se tient depuis le 22 février jusqu’au 2 mars à Paris, The Good a interviewé Chuck de Liedekerke, cofondateur et directeur général de Soil Capital. Cette société belge de conseil en agronomie propose aux entreprises de financer la transition des cultivateurs vers l’agriculture régénérative. Rencontre.
THE GOOD : L’agriculture régénérative est au cœur des débats sur l’avenir de notre alimentation. Selon vous, quels sont les principaux leviers pour accélérer cette transition en France ?
Chuck de Liedekerke : L’agriculture régénérative n’est ni plus ni moins que la clé de voûte du futur de notre alimentation et donc notre santé. Sans agriculture régénérative, qui permet d’avoir des sols en bonne santé, la résistance au stress climatique est moins importante, ce qui signifie des rendements de plus en plus aléatoires et un impact direct sur la qualité de la production céréalière. Et si on tire le fil jusqu’au bout, on peut s’attendre à voir des pressions sur la production parfois, des prix à la hausse certainement et une dépendance aux importations à coup sûr.
La question c’est “comment encourager les agriculteurs à faire leur transition?”. La réponse on la connait depuis longtemps : il faut leur en donner les moyens et réduire au maximum le risque, qu’il soit réel ou perçu. Il s’agit donc d’incitants financiers dans un premier temps. Nous le faisons, chez Soil Capital, en permettant aux agriculteurs d’être rémunérés en fonction de leur capacité à stocker du carbone sur du temps long, afin de pouvoir mener une transition pérenne. La juste mesure du stockage de carbone dans le sol reste un excellent indicateur de sa santé. A ce jour, 1 600 agriculteurs sont engagés dans notre programme en Belgique et en France mais aussi au Royaume-Uni et chaque exploitation reçoit en moyenne 7500 € par an.
Nous avons été le premier programme de certification carbone en Europe et nous continuons de le développer des indicateurs, au-delà du carbone pour y intégrer plus d’indicateurs sur la santé des sols, l’eau, la biodiversité et l’économie des fermes.
Parallèlement, l’Europe devrait vouloir mener cette transition de front en allouant mieux les fonds de la PAC. Pourquoi la PAC ne pourrait-elle pas être un mécanisme d’incitations, plutôt qu’un mécanisme de compensations ? La PAC doit se doter d’une mission au long cours, d’une “vision stratégique” comme on dit. Moi, j’appelle ça une stratégie, à cinq ou dix ans, qui permette simplement à nos sociétés de continuer à se nourrir. La PAC a la capacité d’être à la sécurité alimentaire ce que le plan Marshall a été à la reconstruction de l’Europe au sortir de la Seconde Guerre Mondiale.
THE GOOD : Beaucoup d’agriculteurs hésitent à adopter des pratiques plus durables par crainte de pertes économiques. Comment concilier performance environnementale et viabilité économique ?
Chuck de Liedekerke : Paradoxalement, les agriculteurs sont les premiers à constater l’appauvrissement de leurs terres, alors qu’elles sont leur premier actif. Certaines entreprises sont très impliquées dans les problématiques agricoles, car il en va de la sécurité de leurs approvisionnements. Pensez qu’en Inde, Burger King et McDonald’s ont dû retirer la tomate de leurs burgers car devenue trop chère du fait des mauvaises récoltes, dues aux aléas climatiques ! Nous devons plus facilement, et plus systématiquement, mettre les financements de ces grandes entreprises à disposition du dernier maillon de la chaîne qui est en fait le principal. Nous sommes, chez Soil Capital, ce trait d’union entre les uns et les autres.
THE GOOD : Le Salon de l’Agriculture est un moment clé pour reconnecter producteurs et consommateurs. Comment mieux sensibiliser le grand public aux enjeux du sol vivant et de l’agriculture régénérative ?
Chuck de Liedekerke : Il s’agit de rappeler, constamment, que notre alimentation n’est pas un acquis. La difficulté c’est que, tant qu’on ne vit pas physiquement, concrètement, des tensions en approvisionnements, les choses mettent du temps à bouger. Il y a des médias, dont The Good, qui font que les choses avancent, grâce à des histoires plus incarnées ou en racontant les solutions, sans fatalisme et de façon pragmatiques.
La vérité c’est que depuis la Seconde Guerre mondiale, nous vivons dans un monde d’abondance, car de paix relative, du moins en Europe. Or le monde et le climat changent : la guerre en Ukraine nous a rappelé que l’approvisionnement en denrées alimentaires pouvait maintenant compter parmi les armes non conventionnelles. Charge à nous de devenir plus autonomes en la matière et pour cela les agriculteurs ont une partie de la solution. Une fois de plus.
THE GOOD : Les grandes entreprises agroalimentaires et les pouvoirs publics jouent un rôle majeur dans la transition. Voyez-vous des avancées encourageantes, et quels engagements concrets devraient être pris ?
Chuck de Liedekerke : Bien sûr qu’il y a des avancées ! Nous en sommes, chez Soil Capital, à la fois acteurs et témoins. Nous sommes un “point de coordination” pour certains acteurs majeurs de l’agroalimentaire qui mettent en place des projets d’envergure pour soutenir l’agriculture régénérative et faire en sorte qu’elle soit une priorité dans les prochaines années.
En réalité, il ne s’agit pas tellement de mettre en place de nouvelles contraintes, car elles existent déjà pour les entreprises (CSRD, CSDDD), mais plutôt de prouver que ce cadre est créateur de valeur pour tout le monde : les agriculteurs, les entreprises et le climat. Cela passe d’abord par récompenser chaque risque pris par nos agriculteurs.
THE GOOD : Si vous deviez imaginer le paysage agricole français dans 10 ans, à quoi ressemblerait-il selon vous ? Quels sont les signaux positifs qui vous donnent de l’espoir aujourd’hui ?
Chuck de Liedekerke : Il sera apaisé et plus justement valorisé. Depuis ma naissance en 1981, la population d’agriculteurs a été divisée par 3 : en près de 40 ans, au Royaume-Uni, elle est passée de 3 % à 1%, en France de 7 % à 2% et dans l’Union Européenne, de 12 % à 4%. Le constat est sans appel : on n’a plus envie d’être paysans et c’est compréhensible compte tenu de la précarité du statut et du peu de reconnaissance sociale que ça implique. Chez Soil Capital, nous ne faisons pas du “carbon farming” une fin en soi ; nous pensons que c’est la rampe de lancement vers une rémunération plus juste du travail des paysans.
Si je suis honnête, je dois dire que le monde tel qu’il tourne m’effraie un peu – la petite musique qu’on entend depuis quelques mois sur les enjeux de durabilité n’est pas la bonne. Mais mes sources de satisfaction sont de voir toutes les volontés – chez nous en interne, les entreprises de notre coalition et surtout les agriculteurs – se battre chaque jour pour dessiner le système le plus résilient possible, socialement, économiquement ou environnementalement. Avec ses partenaires, Soil Capital a réalisé un énorme travail depuis plus de 10 ans et il nous reste encore du chemin pour faire advenir l’agriculture régénérative comme la norme.