Alors que Fabernovel vient de publier une nouvelle édition de son étude Gafanomics, Stéphane Distinguin, fondateur et CEO de l’agence répond aux questions de The Good. Transition écologique, rôle de la publicité, poids des GAFA : il nous partage ses réflexions et sa vision.
Avec ses antennes sur trois continents et ses 17 ans d’expérience dans le numérique, l’agence Fabernovel occupe une position privilégiée pour observer et analyser les transformations en cours. Transition écologique, rôle de la publicité, poids des GAFA : le fondateur et CEO de l’agence, Stéphane Distinguin, partage avec The Good ses réflexions et interrogations post-confinement.
The Good : pendant tout le confinement, vous avez lancé et animé Recovery, une plateforme de réflexion et d’échange : pourquoi ?
Stéphane Distinguin : Recovery a été une initiative très spontanée, marquée par la volonté de réfléchir entre pairs, c’est-à-dire entre entreprises, et pas seulement en tant qu’individus. L’idée était de voir comment les entreprises pouvaient concevoir, participer et imaginer ce qu’on a appelé “le monde d’après”, à travers une série de débats et de propositions. Très vite, nous avons aussi croisé sur notre route la convention citoyenne sur le climat : ça a été l’occasion pour ces mêmes entreprises de réfléchir et d’articuler leurs positions et leurs missions avec ce travail très riche des citoyens éclairés par des experts.
On arrive maintenant à une nouvelle phase : comment est-ce qu’on continue ? Est-ce que Recovery était une démarche biodégradable, qui a été utile et a apporté une pierre à l’édifice, mais doit maintenant s’effacer, pour laisser d’autres porter ces sujets ? Ou est-ce qu’on trouve un mode de gouvernance pour passer à l’action ? Sur ce sujet de la gouvernance, un mouvement comme Extinction Rebellion nous a fait beaucoup réfléchir : il peut nous inspirer, peut-être pas pour ses actions militantes, mais dans la façon d’y adhérer et de contribuer. Je trouve cette approche très différente de ce qu’on a pu voir jusqu’à présent dans le monde associatif.
The Good : Qu’avez-vous retenu de tous ces échanges entre entreprises, dirigeants, salariés ?
S.D. : Qu’il y a une forme d’évidence pour les différentes parties prenantes, y compris les entreprises : celle de l’engagement. Il y a même une certaine facilité dans cette évidence. Étonnamment, les gens ont parfaitement en tête leur feuille de route sur les sujets de la transition écologique. Il sera sans doute plus facile de gérer cette transition écologique et d’imaginer de nouveaux modes d’engagement avec les collaborateurs que ce que l’on a connu sur le sujet de la transformation numérique, un domaine dans lequel on avance en étant vraiment dans l’inconnu, de façon beaucoup plus empirique.
Mais ma très grande inquiétude avec la Covid-19, c’est de voir à quel point nous nous sommes tous retrouvés atomisés, à notre échelle la plus cellulaire, la plus individuelle. Sur les sujets de la transition écologique, comme sur celui de la transformation numérique, on a besoin de réunir les gens à nouveau, de partager des priorités, de créer des consensus. À ce titre, le débat sur la 5G est fascinant.
The Good : Le numérique, justement, a permis d’atténuer les effets du confinement… et en même temps, son impact environnemental n’a jamais été autant souligné…
S.D. : J’étais vraiment convaincu que la transformation numérique s’essoufflait, avec un monde désormais manichéen à défaut d’être totalement transformé, dominé par les GAFA, la fameuse règle du « winner takes all », des gagnants et des vaincus. La messe était dite, un peu comme quand on avait prophétisé, à tort déjà, la fin de l’Histoire avec la chute du mur de Berlin. C’était mon état d’esprit jusqu’en juillet, renforcé par l’urgence de la crise climatique qui avait changé nos priorités.
Je n’ai pas changé d’avis au sujet de la transition écologique, mais à bien y réfléchir, la transformation numérique me semble moins claire et aboutie. Si ce n’est tout, énormément reste à faire. Après 20 ans d’une folle épopée, on a accéléré dans le numérique, les utilisateurs bien sûr, et les dirigeants et les salariés dans les entreprises, commencent à mieux maîtriser le sujet. Mais cela suit le principe de la sphère de Spencer : plus on connaît, plus on maîtrise un sujet, plus on est exposé à tout ce qu’on ne connaît pas… L’inconnu augmente encore plus vite que la connaissance.
C’est le cas pour l’un des sujets qui m’a particulièrement intéressé ces derniers mois et que je viens d’évoquer avec la 5G : celui de la sobriété numérique. C’est complexe, parce que si on dit aux gens que la première chose à faire sur le sujet, c’est d’interdire les forfaits illimités mobiles, on va à l’encontre de tout ce qu’on a vu ces derniers temps. Pendant le confinement, heureusement qu’il y a eu internet et la 4G en illimité ! Les personnes qui n’avaient pas accès au haut-débit ont été lourdement handicapées : leur dire qu’aujourd’hui le sujet c’est la sobriété numérique et l’arrêt des investissements dans les infrastructures, ça va être compliqué…
The Good : La complexité est la même sur le sujet de la publicité, qui peut autant pousser à la surconsommation que contribuer à changer les comportements en faveur d’une consommation plus durable…
S.D. : Oui, on voit que la publicité est vraiment dans le collimateur aujourd’hui – même si ça fait plus de 15 ans que les anti-pub agissent dans le métro. Mais il y a toute une partie immergée, la publicité sur internet, qui consomme énormément et a de plus en plus de pouvoir, et à laquelle on réfléchit assez peu. On va donner encore plus de pouvoir aux GAFA, parce que si on abolit les cookies, si on ne veut plus de pop-up, ceux qui bénéficieront in fine de ces nouvelles règles, ceux qui les appliqueront voire qui les édicteront, ce sont Apple avec Safari et son Appstore, Google avec son moteur de recherche et son navigateur Chrome, ou Facebook avec ses réseaux sociaux…
En effet, dans les grandes tendances du moment, on constate un retour au besoin de régulation là où Internet est né du désir de s’en affranchir. La question qui va se poser c’est comment réguler, alors que les plus grands et les plus puissants sont souvent en avance, ont la capacité à s’extraire de la régulation, voire à en jouer. On est dans une phase compliquée, dans laquelle les consommateurs, les citoyens vont être amenés eux-mêmes à exercer leurs choix et à décider par eux-mêmes. L’accès à l’information et la qualité de l’information sont donc critiques, plus que jamais.
The Good : Les GAFA sortent d’ailleurs déjà renforcés de la crise actuelle…
S.D. : Au fil des mois, on a fait à peu près toutes les lettres de l’alphabet pour imaginer la courbe de la reprise. Après, la reprise en V, en U, puis en W, la dernière lettre à la mode, c’est le K : avec certains acteurs qui repartent très fort et d’autres qui se retrouvent à terre. Sur les six derniers mois, les GAFA, Apple et Amazon en tête, et dans une moindre mesure Facebook et Google, ressortent extrêmement renforcés. Ce n’est encore qu’un début. Il y a un consensus pour dire qu’ils détiennent les clés du monde de demain, c’est ma lecture du cours de bourse à 2 000 milliards d’Apple, il y a consensus pour dire que durablement Apple a les clés de nos économies.
Mais on voit aussi un rapport de force se construire de plus en plus avec les acteurs chinois. Pourtant, d’un point de vue démocratique ou écologique, ils ont un niveau de maturité sans commune mesure avec celui des GAFA, qui, eux, ont des coups d’avance, y compris sur ce sujet de la transition énergétique… Je m’en souviendrai toujours : en 2005 ou 2006, lors de ma première visite chez Google à Mountain View, ils installaient déjà des panneaux photovoltaïques partout… c’est un travail amorcé il y a plus de 15 ans.
The Good : Tout le monde a-t-il la capacité de se transformer pour mener une transition écologique ?
S.D. : Il y a au moins trois stades : ceux qui ont tout bon et agissent sur leur impact. C’est le cas des GAFA (en prenant avec des pincettes le cas d’Amazon), ou de Microsoft, par exemple, qui a décidé de travailler non seulement pour avoir un impact carbone nul, mais aussi pour racheter sa dette écologique depuis sa création… Et puis il y a les acteurs, chinois, notamment, mais aussi la plupart de nos fleurons industriels, qui sont encore dans une économie qui n’est peut-être pas celle de demain, ni celle d’hier, mais fonctionne encore très bien aujourd’hui. Ensuite, il y a une grande diversité d’acteurs, qui, quoi qu’ils fassent, devront trouver les moyens de se transformer. Le constat est clair et partagé, ils ont envie de changer. Mais est-ce qu’on aura tous les moyens de se transformer ? Je ne sais pas.