13/02/2023

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Sur la terre des caïmans, la lutte pour la survie du peuple Siekopaï

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(contenu abonné) Les premiers explorateurs de cette partie de l’Amazonie étaient fascinés par leurs longs cheveux noirs de jais. Ils se désignent aujourd’hui joliment comme « les hommes multicolores », les Siekopaï, dans leur langue d’origine, en référence à leurs anciens ornements, parures et maquillages chamarrés. Jeté dans le monde moderne, déplacé de force et fragmenté par la guerre, le peuple Siekopaï est désormais menacé d’extinction culturelle. Reportage.

Face à l’Etat équatorien, le peuple Siekopaï tente d’obtenir la reconnaissance de ses droits sur son territoire ancestral, encore miraculeusement préservé au cœur de la forêt amazonienne, à la frontière de l’Equateur et du Pérou. A l’occasion d’un rare rassemblement de ce peuple indigène, une équipe de l’AFP a pu se rendre, au terme d’un long périple en pirogue à moteur, dans ce territoire de rivières, lagunes aux récits enchantés et jungles impénétrables. « C’est un voyage au centre de la terre sacrée des Siekopaï, la terre de nos ancêtres« , conte Justino Piaguaje, l’un des chefs de la communauté. « Revenir (ici), c’est renouer avec le passé, avec notre culture et notre spiritualité« , s’émeut-il, colliers de perles et dents de pécaris sur le poitrail, sur une longue tunique bleue.

Les Siekopaï forment l’une des quatorze « nations » reconnues en Equateur, où 7% de la population (largement métissée) se reconnaît comme indigène. Ils ne sont plus qu’une poignée, environ 1.200, aujourd’hui divisés entre l’Equateur et le Pérou. Car les Siekopaï – également connus sous le nom de Secoya – ont été chassés de leur immense territoire frontalier lors de la guerre entre l’Equateur et le Pérou débutée en 1941, et qui ne s’est achevée qu’en 1998 au terme de décennies de militarisation de la région. Les Siekopaï ont été déplacés de force 160 km plus à l’ouest, dans le nord-est de l’Equateur, dans la localité rurale de San Pablo de Kantesiya, sur un bien maigre territoire de 20.000 hectares, en comparaison des trois millions d’hectares où ils rayonnaient autrefois. D’autres sont restés au Pérou.

Un choc de culture

Cernée de champs pétrolifères, de vastes plantations de palmiers et d’un réseau de routes favorisant la déforestation, la région de San Pablo est l’archétype de l’Amazonie « colonisée » à partir des années 1960, livrée, sous l’impulsion du gouvernement, aux grandes entreprises comme l’américaine Texaco, et aux pionniers venus d’autres régions. Ajouté aux « progrès » du monde moderne, l’impact sur les Siekopaï, leur culture et leur mode de vie, a été brutal. Portable à la main, reggaeton dans les oreilles, maillot de foot sur le dos et au guidon de motos chinoises, ils vivent désormais comme n’importe laquelle de ces populations paysannes de l’Amazonie équatorienne, coincées entre le pétrole et les grandes monocultures.

Mais toujours au bord de la rivière – au cœur de leur identité – et avec le rêve mêlé de nostalgie de retrouver leur territoire millénaire et lointain, « Pë’këya » dans leur langue paicoca issue du groupe linguistique tucano. Depuis San Pablo, il faut une dizaine d’heures de barcasse à moteur pour atteindre les méandres de la rivière Lagartococha (« la rivière des caïmans »), frontalière entre les deux pays et cordon ombilical menant au cœur du territoire Pë’këya. Entrer ici, c’est plonger dans la magie de l’Amazonie immaculée, où la jungle rencontre l’eau en permanence, où l’aquatique et le végétal s’imposent à tous les sens. Dans une chaleur étouffante, poissons étranges, reptiles et crocodiles bercent les eaux sombres, survolées par une multitude d’oiseaux bariolés, aux cris des singes hurleurs perchés aux cimes d’arbres éléphantesques dont les racines s’accrochent aux berges boueuses. La rivière Lagartococha est un entrelacs de lagunes et de bras d’eau dont la géographie fascinante évolue sans cesse au gré des saisons sèche ou pluvieuse.

Cet écosystème, reconnu au niveau mondial en 2017 comme l’une des zones humides les plus importantes de la planète pour son rôle dans la régulation du climat, compte des centaines de rivières, marais et lagunes formant un système aquatique complexe, interconnecté et dynamique, avec une incroyable biodiversité: plus de 200 espèces d’amphibiens et de reptiles, 600 espèces d’oiseaux et 167 de mammifères y coexistent, dont beaucoup sont menacés, comme le dauphin rose, la loutre géante, le lamantin ou encore le païche, plus grand poisson d’eau douce du monde. « Depuis la guerre, nous n’avons jamais pu vraiment revenir sur notre territoire. Frères et familles ont été séparés (…) et nous avons été coupés de nos racines nourricières« , regrette Justino Piaguaje.

Après un premier rassemblement en 1999, près de deux cents Siekopaï se sont retrouvés mi-janvier à Manoko, sur la rive péruvienne de la rivière Lagartococha, une communauté de quelques âmes installée dans des maisons de bois surélevées, qui a tenté ces dernières années le retour sur la terre mère.

Pë’këya

« Ce retour à Pë’këya, c’est aller à la rencontre de nous-mêmes. Pour les Siekopaï, tout vient d’ici« , résume Elias Piyahuaje, le président de la petite communauté d’Equateur, dont le nom de famille est très répandu au sein des Siekopaï et se décline en différentes orthographes. « Les nouvelles générations ne connaissent pas ce lieu, son histoire, son énergie si particulière. Cette rencontre vise à fortifier les liens entre les anciens et les jeunes« , plaide-t-il, le front ceint d’un chatoyant bandeau de plumes jaunes et rouges, accordé à sa chasuble couleur coquelicot.

Pour l’occasion, les anciens ont ressorti leurs tuniques et ornements de plumes colorées, colliers de perles, de graines et autres dents de jaguar. A l’aide de plantes tinctoriales, hommes et femmes se peignent le visage de motifs zoomorphes, inspirés des animaux de la jungle, serpent, panthère ou araignée. Dans le petit hameau noyé dans un océan de verdure, c’est l’agitation des grands jours. Débarqués par dizaines, les visiteurs se sont installés sous des tentes en nylon individuelles et autres « trekking pro » à montage instantané, entassées côte-à-côte dans les maisons. Moustiques et autres bestioles sont voraces dans la jungle.

Gamelle à la main, ils font la queue devant la cuisine communautaire où de solides cantinières préparent au feu de bois riz, lentilles et païche à la chair succulente. Chiots aux trousses, des gamins pieds nus chahutent joyeusement entre les poules et les flaques d’eau. Des femmes lavent le linge dans la rivière et se peignent les cheveux assises dans les pirogues sur la berge.

La petite communauté se regroupe sur l’inévitable terrain de foot qui trône au milieu du hameau, ou dans l’unique classe de la petite école, pour entendre les récits des anciens. Tout le monde parle le paicoca, souvent cependant mêlé d’espagnol.

Quelques adolescents sont là, comme Milena, 18 ans, venue pour « apprendre les herbes médicinales et écouter les récits. « Fière d’être Siekopaï », lassée des « discriminations à l’école », cette bachelière dit vouloir revenir vivre auprès des siens. « Je suis heureuse ici, au milieu de ma famille et de ma communauté. Ce sont mes racines… ».

Ces jeunes Siekopaï « vivent dans une réalité complexe: un pied dans le monde moderne à l’occidentale, l’autre dans leur territoire », commente Sophie Pinchetti, de l’organisation Amazon Frontlines, ONG qui soutient les peuples d’Amazonie et a prêté la main à la rencontre de Manoko. La partie de foot quotidienne, les gamins hypnotisés par les dessins animés sur les écrans de tablette ou encore un bruyant culte nocturne évangélique, ponctué d' »Alléluia! » crachés au micro, rappellent ce lancinant dilemme.

Maîtres du Yagé

La rencontre entre Siekopaï est un témoignage anthropologique unique, une fenêtre rare sur une culture en péril mais aussi sur une acculturation en cours à la modernité. « Nous sommes des gens des rivières (…), le peuple de la sagesse des plantes et des lagunes« , résume Justino Piaguaje. Les Siekopaï vivaient autrefois de la pêche, de la chasse et d’une petite agriculture itinérante. Ekosawa, 60 ans, narre les multiples techniques de pêche, avec œufs de fourmis, fruits et graines ou sous un arbre bien précis. « Chaque saison a ses poissons, ses fruits, sa chasse », détaille le vieux boucanier à la peau cuivrée.

On apprend ainsi qu’il faut éviter de consommer le piranha blanc, plein de parasites, qui pullule dans les eaux mais dont on ne risque pas grand chose, « contrairement à ce qu’on voit au cinéma », sourit un autre pêcheur. Certaines de ces pratiques restent bien vivantes, comme la chasse aux caïmans, de nuit et au harpon, a constaté l’AFP. Où il faut faire attention de ne pas confondre crocodile blanc et caïman noir, dont les mères longues de plusieurs mètres peuvent attaquer les pirogues. Ou encore la chasse au singe, roux, hurleur ou laineux, qu’on traquait autrefois à la sarbacane, aujourd’hui à la pétoire calibre douze.

Les Siekopaï sont également réputés être de grands connaisseurs des plantes, faisant usage de « plus d’un millier » d’entre elles, s’enorgueillissent-ils. Ils comptent notamment parmi les peuples indigènes maîtres du « yagé » (prononcer yahé), plante « sacrée » et liane hallucinogène utilisée dans le bassin occidental de l’Amazonie, « médecine » au cœur de leurs croyances chamaniques en un monde invisible d' »esprits » et de féériques « créatures de l’eau ».

« Mon grand-père, âgé aujourd’hui de 109 ans, buvait le yagé« , souligne Justino Piaguaje, anxieux de voir les nouvelles générations plus urbanisées s’éloigner de cette pratique, intimement liée aux rivières et à la forêt. « Le yagé est vital pour nous. Si nous perdons le yagé, nous perdons notre spiritualité. Nous entrerons dans l’ignorance, nous perdrons la sagesse des anciens. Nous n’écouterons plus les animaux et les esprits de la jungle et des rivières….« , s’inquiète le chef indigène.

De même pour le tabac, l’autre grande plante enseignante qui « protège les pêcheurs des dangers de l’eau, des boas, des crocos. (…) Cette connaissance, cette sagesse des plantes ne peut s’apprendre qu’ici, dans notre territoire », insiste-t-il.

« Mère du monde »

Entrer dans Pë’këya, c’est s’enfoncer dans le monde magique et surnaturel de la cosmogonie Siekopaï. « Pë’këya, ses eaux, ses lagunes, ses marais sont la porte d’entrée vers le monde des créatures de l’eau », où les « esprits aquatiques » se mêlent aux poissons-chats, lamantins, dauphins roses, tortues et anacondas… Stature de buffle et tunique jaune, Teodoro Piaguaje raconte avec force détails la bataille mythique de la lagune de Nyakomalira (la « lagune de l’oeil crevé »), où « la Mère du monde de l’eau a affronté les hommes et perdu un œil« .

Aucun pêcheur n’y pénètre plus depuis lors, au terme d’un « pacte conclu entre les hommes et les êtres de l’eau qui en échange laissent les Siekopaï pêcher en paix partout ailleurs« , sourit l’homme, fier de déclamer cette histoire qui « se transmet de génération en génération« . Un peu partout le long de la rivière sont enterrés des chamans révérés, sépultures invisibles mangées depuis longtemps par la jungle et devenues des « lieux sacrés« .

Ici, « se trouve le nombril de nos grands-parents, ici naît notre relation au monde« , peint une quinquagénaire. « Sur cette terre, nos ancêtres ont vécu depuis des milliers d’années« , rappelle Rogue, un autre patriarche. « Notre grand rêve est de reconstruire notre territoire. Rassembler de nouveau notre nation, nos familles, sur ces rivières où vivent les esprits et les créatures dont me parlait mon grand-père« , renchérit Justino Piaguaje.

Pour cela, les Siekopaï sont engagés dans une « lutte historique » pour la reconnaissance de leurs droits, selon leur expression.

« Ce combat dure depuis 80 ans« : contre les missionnaires, les « esclavagistes » du caoutchouc, la guerre qui les a chassés de leurs terres, la colonisation économique, la production d’huile de palme, l’activité pétrolière, l’exploitation minière ou encore l’éducation à l’occidentale, énumère Justino Piaguaje.

Action en justice

Avec l’accord de paix de 1998 entre le Pérou et l’Equateur, les Siekopaï ont repris espoir de revenir enfin sur leurs terres. En 2017, une « demande d’adjudication » a été adressée au ministère de l’Environnement équatorien pour l’octroi d’un territoire de 42.000 hectares sur le cours de la rivière Lagartococha. « Quatre ans ont passé, au cours desquels nous avons discuté avec quatre ministres successifs, sans aucun résultat« , tonne Justino Piaguaje. « C’est pourquoi nous avons décidé de lancer en septembre 2021 une action en justice pour que l’Etat reconnaisse notre territoire« . Cette action, toujours en cours, exige la délivrance de titres fonciers, des excuses de l’Etat équatorien pour « les violations des droits » des Siekopaï et des garanties de retour sur la zone.

La situation est cependant complexe: le territoire Pë’këyä est situé au cœur d’une vaste aire protégée, la Réserve de faune de Cuyabeno, créée en 1979 et qui s’étend sur près de 600.000 hectares. Un accord a été signé avec le gouvernement en 2007, qui partage la zone entre cinq groupes indigènes (Kichwa, Shuar, Cofan Zabalo, Siona et Siekopaï), et octroie l’usage (et non la propriété) de seulement 8.000 hectares aux Siekopaï. « Il y a des rivalités entre communautés« , confie un avocat sympathisant de la cause, qui pour cela a refusé de s’impliquer dans le cas. Ces différends peuvent prendre une tournure violente: une maloca des Siekopaï, maison de bois communautaire, a été incendiée en septembre 2018 par des inconnus. « L’Etat joue de ces divisions » pour pouvoir exploiter dans le futur les ressources comme le pétrole dans cette partie de l’Amazonie encore préservée, accuse-t-il.

Derrière ces dissensions, certains indigènes sont le cheval de Troie des entreprises pétrolières et minières, décrypte un bon connaisseur du sujet. « Si nous sommes divisés, nous n’y arriverons pas« , met en garde Mauricio Nanki Wampankit Juank, un dirigeant de la Confeniae, une organisation fédérant onze communautés d’Amazonie, venu en observateur à la rencontre de Manoko. De son côté, le ministère de l’Environnement demande régulièrement aux communautés indigènes concernées de s’accorder entre elles. Interrogé sur le sujet plus général des Siekopaï, le gouvernement n’a pas réagi.

« L’Etat ne veut pas nous protéger. Il veut juste exploiter les richesses de nos territoires« , dénonce Justino Piaguaje. « L’Etat est celui qui a causé le problème, il doit le résoudre! » insiste Elias Piyahuaje. « On ne peut pas abandonner la lutte (…). Sinon les Siekopaï disparaîtront comme ont disparu du jour au lendemain certains animaux de la jungle« . « Il y a urgence« , insiste Justino Piaguaje. « Mais, si les feuilles ou une partie du tronc ont été arrachées, ils ne nous ont pas encore complètement déracinés« .

Article réalisé avec AFP

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