(contenu abonné) En 2024, les élections européennes risquent de décider du sort du Green Deal et des moyens mis en œuvre pour donner corps à la transition écologique dans l’Union. Dans un contexte géopolitique, social et économique complexe, rien n’est gagné. Décryptage avec Sylvie Matelly, directrice de l’Institut Jacques Delors.
The Good : Nous venons de tourner le dos à 2023, une année marquée par des crises multiples (géopolitique, économique, énergétique, écologique, sociale…). Quel bilan en faites-vous sur le plan de la transition écologique européenne ?
Sylvie Matelly : Depuis 5 ans, l’Union européenne s’est fixé un mandat géopolitique tout en se dotant d’un objectif de neutralité carbone pour 2050 et d’une feuille de route avec le Green Deal. Ces ambitions ont été percutées par la crise sanitaire du Covid puis la guerre en Ukraine et plus globalement par le contexte géopolitique, l’inflation et le ralentissement de la croissance économique etc. Ces différentes crises ont validé la pertinence des préoccupations de l’Union, leurs interdépendances ainsi que l’importance du rôle de l’Union européenne pour y faire face. Ainsi, la crise énergétique liée en partie à la guerre en Ukraine, a entrainé une hausse du prix de l’énergie en pesant à la fois sur la société et l’économie. Elle a montré que si l’UE était allée plus vite sur la transition énergétique, nous aurions été plus résilients. Mais aujourd’hui, alors que nous entrons dans le dur de sa mise en œuvre, la question qui se pose est celle de l’accompagnement car il y a une montagne à gravir.
The Good : Justement, l’accompagnement financier, notamment des ménages, pour assurer la transition écologique, est un impensé du Green Deal. Beaucoup craignent des tensions sociales et un backlash sur le soutien au pacte vert. Qu’en pensez-vous ?
Sylvie Matelly : Jusqu’à présent, l’Union européenne a délégué cette partie aux Etats en réalité, que ce soit pour les aides liées au Covid ou à la crise énergétique en leur donnant un quasi blanc-seing sur les aides d’Etat par exemple et avec une certaine tolérance vis-à-vis de leur impact sur les déficits budgétaires, l’application du pacte de stabilité ayant été suspendu. Mais on voit les limites de cette logique avec une division des Etats sur le sujet et la montée en puissance des « frugaux »*, que semble rejoindre l’Allemagne. C’est d’autant plus préoccupant qu’en 2024, l’élection des eurodéputés pourrait conduire à un renforcement de l’extrême droite au Parlement européen. Or, force est de constater que ces partis ont ceci en commun qu’ils ne contestent plus l’existence de l’UE mais son mode de fonctionnement et ses ambitions (élargissement, pacte vert, immigration etc.). Leur nationalisme mais aussi leur sectarisme menace directement un certain idéal européen et de fait, les institutions même de l’Union.
The Good : Cela risque-t-il de peser sur la mise en œuvre du Green Deal ?
Sylvie Matelly : C’est clairement un enjeu. Nombre dechefs d’Etat et de gouvernement de droite ont déjà appelé à une « pause règlementaire » dans la décarbonation et le pacte vert. Sur ce sujet de la neutralité carbone, nous entrons d’ailleurs dans le vif du sujet, la mise en œuvre concrète des mesures nécessaires pour aller vers la neutralité. Cela va peser sur les entreprises et les ménages au moins dans un premier temps, risquant donc de créer des oppositions. Pour s’en sortir, l’Union doit apporter une réponse adaptée sur l’accompagnement des ménages et des entreprises. Par ailleurs, lors des élections, il va falloir communiquer sur cet enjeu environnemental et rappeler l’utilité du vote car si les pro-Green Deal ne se déplacent pas, les partisans de l’extrême droite sauront eux se mobiliser et cela s’en ressentira dans l’application du Pacte Vert.
The Good : Au niveau mondial, la déclaration de la COP28 a acté une « transition hors des énergies fossiles », une première. Quelle implication cela a-t-il en termes géopolitique ?
Sylvie Matelly : Sortir des fossiles a des incidences bien plus larges que la seule lutte contre le changement climatique : cela impacte l’économie, la souveraineté et effectivement la géopolitique. Quand la Chine déploie massivement les énergies renouvelables, c’est pour décarboner son économie mais aussi pour chercher le soutien d’une classe moyenne dans les grandes villes qui s’inquiète de la pollution de l’air et qui, en plus, doute aujourd’hui du contrat social puisque la croissance ralentie dans ce pays mais c’est aussi un moyen de renforcer sa souveraineté énergétique (La Chine est le plus gros importateur mondial de pétrole, ndlr). La transition énergétique permet aussi l’avènement d’une géopolitique plus déconcentrée qui peut aller de pair avec le mouvement d’affirmation de pays émergents. Du point de vue de l’Europe, ces mutations brouillent les cartes et changent la donne obligeant les européens à la fois à repenser leur relation au reste du monde mais aussi les conséquences internes à ces changements et à les accompagner.
La RDC par exemple va probablement devenir un pays plus central dans l’économie mondiale car il regorge de métaux et minerais nécessaires à la transition énergétique. Il reste toutefois un pays très instable où les droits humains sont bafoués et où l’exploitation des mines sont source de prédations et peu respectueuses de l’environnement et des populations locales. La situation peut dégénérer encore plus ou au contraire s’améliorer en fonction des relations et des partenariats que ce pays parviendra à construire, de l’aide internationale dont il pourra disposer ou du soutien qui sera fourni à la société civile et aux ONG localement. C’est fondamental pour que la transition énergétique soit source de gains sociaux, démocratiques et environnementaux.
The Good : Comment ce contexte impacte-t-il la responsabilité des entreprises ?
Sylvie Matelly : Les entreprises sont des acteurs à part entière de ces changements et elles doivent s’assumer comme tel et prendre leurs responsabilités. Aujourd’hui, nos systèmes économiques sont inadaptés à la réalité écologique et les entreprises ont un rôle majeur à jouer dans leur transformation, avec de nouvelles responsabilités climatiques mais aussi d’intégration sociale et politiques avec la mise en place de politique étrangère dans des pays en conflits ou qui bafouent les droits humains. Pour mettre en œuvre la transition, nous avons besoin de repartir du bas et de l’action et l’on peut pour cela s’appuyer sur les entreprises à mission et l’économie sociale et solidaire. Cela pose aussi la question de la compétitivité et des indicateurs pour la mesurer. C’est un sujet de cohérence politique.
The Good : Que faudra-t-il suivre en 2024 ?
Sylvie Matelly : La mise en œuvre du Green Deal, la question sociale et l’élection présidentielle américaine qui risque de ramener le climatoscepticisme à la Maison Blanche.
*Les frugaux sont un groupe d’Etats attachés à l’orthodoxie budgétaire constitué jusqu’à présent des Pays-Bas, du Danemark, de la Suède et de l’Autriche et de plus en plus l’Allemagne. Mais le 20/12/2023, les ministres des Finances de l’UE se sont accordés sur la réforme du pacte de stabilité et de croissance grâce à une proposition franco-allemande