13/10/2020

Temps de lecture : 4 min

Valérie Peugeot, sociologue : “Nous commençons à sortir du techo-angélisme”

Sociologue et chercheuse au sein du laboratoire de sciences sociales et humaines d’Orange Labs, membre de la Cnil et présidente du think tank Vecam, Valérie Peugeot prenait la parole sur le sujet du numérique et de l’environnement dans le cadre du Festival Transfo 2020, organisé par French Tech in the Alps. L’occasion pour elle de répondre aux questions de The Good.

Sociologue et chercheuse au sein du laboratoire de sciences sociales et humaines d’Orange Labs, membre de la Cnil et présidente du think tank Vecam, Valérie Peugeot prenait la parole sur le sujet du numérique et de l’environnement dans le cadre du Festival Transfo 2020, organisé par French Tech in the Alps. L’occasion pour elle de répondre aux questions de The Good.

The Good : À quel point le sujet de l’empreinte environnementale du numérique est-il nouveau dans le débat public ?

Valérie Peugeot : Cette thématique n’a fait irruption dans l’espace public que très récemment, alors qu’elle existe de longue date mais était jusqu’alors cantonnée à quelques cercles confidentiels. Pendant des années, le discours général a consisté à considérer le numérique comme essentiellement vertueux pour l’environnement. On a répété que le télétravail allait limiter les déplacements, de même que les visio-conférences, etc. C’est un discours qui tournait un peu en rond : on s’est rendu compte que c’était un peu plus compliqué que cela… 

En fait, le coût énergétique et environnemental de la dématérialisation a cru au fur et à mesure du développement du numérique. Le déport massif d’activités du monde physique vers le numérique s’est traduit par un usage intensif des réseaux, des serveurs, et ce faisant la consommation énergétique n’a cessé de croître… Dans certaines entreprises au cœur de l’environnement IT, comme Orange, cette croissance de l’usage des ressources est une préoccupation déjà très ancienne, sur laquelle la recherche travaille de longue date avec des succès certains. La nouveauté, c’est qu’aujourd’hui, cette question s’invite dans le débat public, y compris chez les consommateurs

The Good : Qu’est-ce qui peut expliquer la démocratisation de ce sujet ?

V. P. : Un certain nombre d’acteurs, tels que l’Ademe bien sûr, mais aussi la Fing, GreenIT, The Shift Project ou d’autres, ont pris le sujet à bras le corps et publié des rapports qui circulent bien. Mais il faut aussi réinscrire cette préoccupation dans un paysage plus large : on assiste à un mouvement de bascule plus global dans la relation que nous entretenons avec le numérique, pas seulement sous l’angle environnemental. 

Pendant longtemps, on a entendu des discours très techno-enthousiastes, portés notamment par les acteurs de la technologie. En face, il y avait des résistances, avec des discours pas nécessairement technophobes, mais qui pointaient les externalités négatives du numérique. Ces deux types de discours évoluaient dans des univers très différents, tandis qu’aujourd’hui, nous commençons à sortir du “techo-angélisme”. Y compris au sein de la Silicon Valley, on entend de nombreuses voix s’élever pour dire que le numérique n’a pas que du positif, que ce soit par exemple pour l’avenir du travail, la démocratie ou la vie privée. Cela a ouvert un espace intéressant, qui a permis de sortir de la binarité des discours caricaturaux, qui empêchaient d’écouter des voix plus nuancées. Aujourd’hui, il y a un espace pour ces voix.

The Good : Mais pour en revenir à l’impact environnemental du numérique, ce discours se diffuse-t-il plus largement, au-delà des leaders d’opinion, au sein de la population ?

V. P. : Soyons clairs : cette question n’a pas acquis la notoriété d’autres préoccupations environnementales, autour par exemple de l’alimentation ou des mobilités, deux sujets dont l’essentiel de la population a entendu parler, même si tout le monde n’a pas modifié ses pratiques en la matière. Mais il ne faut pas oublier que le sujet du poids environnemental du numérique est beaucoup plus récent et plus complexe.

Si on prend l’exemple de la vidéo et de son coût environnemental, le sujet est encore très peu connu. Deux chercheurs d’Orange Labs enquêtent sur le sujet et la plupart des interviewés n’ont par exemple pas conscience que d’écouter de la musique sur Youtube, alors même qu’ils ne regardent pas la vidéo, a un impact énergétique bien plus important que de l’écouter en streaming, en radio ou en CD…

Nous avons aussi fait une petite enquête en ligne, en nous mettant à la place du consommateur qui chercherait des réponses sur les sujets d’environnement et de numérique, en effectuant une série de requêtes sur les moteurs de recherche. En analysant de façon systématique les sources qui remontent, on a pu observer ce qu’elles promeuvent. Cela ne reflète certes pas les conversations des internautes, mais donne une bonne indication des réponses qui sont mises en avant sur le sujet. Deux grands thèmes émergent : la question des équipements d’un côté, et des services, de l’autre, avec à chaque fois une série d’éco-gestes qui leur sont associés. Nous en avons répertorié plus de 80, qui vont du recyclage des terminaux au nettoyage des mails. Mais contrairement à d’autres secteurs, il n’y a pas aujourd’hui un référentiel stabilisé de ce que sont les bons éco-gestes numériques.

The Good : Qu’en est-il des individus déjà sensibilisés à la cause environnementale ?

V. P. : Nous menons depuis 2017 au sein d’Orange Labs un travail au long cours sur le groupe Facebook « Ecolo-Bio-Zéro Déchet », qui rassemble des personnes évidemment sensibles aux questions environnementales, qui s’entraident pour changer leurs pratiques. Dans les échanges que nous avions observés il y a trois ans, il était surtout question d’hygiène personnelle, de produits ménagers, d’alimentation… Les conversations en lien avec le numérique étaient quasiment absentes. Nous nous sommes récemment replongés dans ce groupe : on voit les questions liées au numérique monter fortement dans les conversations.

Mais ce qu’on observe surtout, c’est que ces individus sont soumis à des injonctions contradictoires : d’un côté, ils voudraient changer leurs pratiques numériques pour aller vers une forme de sobriété. De l’autre, ils sont pris dans des contraintes d’infrastructures sur lesquelles ils n’ont pas prise – ils ne peuvent ni ne veulent se passer des outils numériques –, et dans une contrainte sociale, puisqu’une grande partie des sociabilités passent désormais par des médias sociaux – quitter Facebook est compliqué –. Néanmoins, cela ne les empêche pas d’en parler, de diffuser de l’information, de discuter des chiffres – souvent un peu farfelus, mais c’est un autre sujet – ou de partager des documentaires sur l’impact environnemental et énergétique du numérique. Ce groupe n’est bien sûr pas représentatif de la société française, mais il est intéressant à suivre : pour cette sorte d’avant-garde, la question du numérique est clairement en train de percer.

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