Imaginons un monde où dans les rues de nos villes, les écoles ou salles de spectacle, toutes les injures raciales, sexistes, physiques, homophobes et où les menaces de mort pourraient être proférées en totale liberté… Sans compter les pensées complotistes ou climatosceptiques. Après Elon Musk qui, au nom de sa vision de la liberté d’expression et du respect du 1er amendement de la constitution américaine, a ouvert les vannes sur X, c’est donc au tour de Marc Zuckerberg (Meta) d’annoncer la fin de la modération ou fact-checking des contenus sur ses réseaux mondiaux. En période géopolitique tendue et incertaine, alors que les propagandes de tous bords font rage, le virage « zéro modération » pris par X (350 millions d’abonnés) et désormais Meta (Facebook, Threads, WhatsApp et Instagram) inquiète. « Certes, le web et les réseaux sociaux portent de forts principes de liberté d’expression, confirmait en Anton’Maria Battesti, responsable des affaires publiques de Meta France. Sauf que faire l’apologie du racisme, du terrorisme, de la pédophilie, les menaces de mort, ou l’organisation d’escroqueries, ne relève nullement du droit à la liberté d’expression et tous ces contenus dangereux ou diffamatoires doivent être signalés, détectés, retirés ». Revient-il à présent sur ces principes érigés en étendard ? Il a, cette fois, refusé de répondre à nos questions…
« Ces grands réseaux américains vont désormais laisser la modération à leur communauté selon un modèle très différent de ce qui existe actuellement et de ce qui est prévu par les lois françaises et européennes, explique Pascal Froissard, directeur du Celsa, chercheur en sciences de l’information et auteur de L’invention du fact-checking (PUF, octobre 2024). C’est un peu comme si aux Etats-Unis, subitement le code de la route n’existait plus » … Cela sous-entend que les utilisateurs sont capables de se « fact-checker » seuls sans règles, sans contrôle, sans sanctions (sauf à porter plainte individuellement). « Or on sait bien que les contenus sont poussés vers les gens qui les demandent, les apprécient et ne les contrediront pas nécessairement, ajoute Juliette Orain. Mais comment des enfants, des personnes vulnérables ou d’une tout autre culture pourraient fact-checker des contenus qu’ils ne comprennent pas, des images créées par l’IA, etc? »
Réactions radicales des entreprises
Résultat : des dizaines de médias, d’entreprises, d’institutions et d’associations ont déjà annoncé la fermeture ou la mise en sourdine de leurs comptes X depuis plusieurs mois (Ouest France, Greenpeace, The Guardian, la CFDT, l’AP-HP). D’autres annonceurs (Disney, Apple, AirBnB, Paramount, Amazon, Coca, Microsoft), sans le quitter, ont suspendu leurs investissements publicitaires.
« Mais quitter Facebook sera nettement plus compliqué, souligne Juliette Orain, directrice social-media de la Netscouade. Car Facebook pèse autrement plus lourd que X : c’est 3 milliards d’utilisateurs dans le monde et c’est le premier support pour s’adresser aux Français ». Un succès justement dû à l’efficacité du réseau et à sa modération devenue au fil des ans de plus en plus responsable et fiable.
Explosion des fake-news à cause de l’IA
Des dizaines d’agences se sont jusqu’à aujourd’hui spécialisées pour traiter et modérer les contenus sur les réseaux et ont promis de redoubler de vigilance avec la récente explosion des logiciels d’IA permettant de truquer images, sons et vidéos. Les leaders en France, tels Atchik ou Netino, revendiquent employer des milliers de modérateurs chacun et traiter chaque année des milliards de contenus dont 15 à 20% seraient rejetés voire signalés aux autorités comme Pharos (la police du Net en France).
Mais en sera-t-il de même demain ? Car si la parole devient totalement décomplexée sur ces réseaux, tous les coups seront permis. « C’est la fin de la possibilité d’un tiers de confiance, d’un juge de paix garant de l’objectivité, souligne Amélie Lebreton, cofondatrice de l’agence spécialiste des stratégies de relations publiques Coriolink. Car les fact-checkers de META étaient notamment des journalistes qui avaient pour mission de remettre les faits au cœur du débat. Il n’y aura désormais que des opinions contre des opinions, une radicalité exacerbée. Les entreprises, partis politiques ou lobbys de toute sorte, détenteurs de communautés puissantes pourront alors pousser une sorte d’hégémonie, écraser les contradicteurs« .
Quelles conséquences en France et en Europe ?
« Chose plutôt rassurante, Zuckerberg n’a annoncé le passage à cette nouvelle forme de (auto)modération que pour les Etats-Unis. Et j’imagine mal que la France et l’Europe qui ont tant avancé et légiféré ces dernières années pour mieux encadrer ces réseaux et protéger leurs citoyens, permettent du jour au lendemain cette forme de régulation et d’éthique libertariennes« , poursuit Pascal Froissard.
Depuis quelques jours, politiques, entreprises, associations et institutions s’inquiètent tout de même et le font savoir. Le Syndicat de la Presse Indépendante d’Information en Ligne (Spiil) s’alarme : « Initialement pensées comme des espaces dans lesquels le débat et la contradiction pourraient s’exprimer pleinement, les plateformes sont en passe de devenir un espace de non-droit, des lieux où la désinformation pourra proliférer sans limites et où les producteurs d’informations sourcées et vérifiées seront à armes inégales face aux propagandistes usant de tous les moyens, notamment l’IA, pour influer, mentir, tromper les utilisateurs et les utilisatrices de ces plateformes« .
De son côté, Publicis Media rappelle l’importance de l’équilibre démocratique dans les médias dans un livre blanc. « La qualité de contenu, la lutte contre la désinformation et le débat permis par la diversité des médias, nécessitent des moyens importants auxquels la publicité contribue. Mais cela est parfois oublié par les acteurs de l’écosystème lui-même » soulignait Florence Le Liboux dans nos colonnes (le 25 mars 2024). Ces dernières heures les injonctions politiques sont encore plus nombreuses. La présidente de la Commission Européenne implorant par exemple, les géants de la Silicone Valley à respecter nos lois. Marine Tondelier (EELV) intimant la Gauche à quitter les plateformes. Et selon une étude Pulse-Harris Interactive, 71% des Français envisagent de se détourner de X, Facebook, Instagram. « Dans les faits, une fois la polémique médiatique passée, les alternatives à Facebook pour les particuliers comme pour les entreprises restent, pour l’heure, très peu nombreuses ni très efficaces en termes d’audiences, rappelle toutefois Juliette Orain de la Netscouade. Bluesky est intéressant mais est réservé à des experts et Linkedin dont les outils et applications sont limités est comparable au Facebook des années 2000« . En attendant de trouver mieux, en France et en Europe les réponses et la résistance s’organisent…
Pourvu que les digues érigées contre la haine et l’outrance tiennent encore longtemps !
Ce que dit la loi…
En France, sur Internet comme dans la vie, les injures racistes ou homophobes, les menaces de mort, la pédophilie sont punis par le Code Pénal. Les peines peuvent aller jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende (art. 222-17 du code pénal pour menaces de mort). Mais dans les faits très peu de « haters » ont jusque-là été condamnés. Selon la CNIL (en France) et le RGPD (droit Européen) toutes les données personnelles sont strictement protégées de toute forme de dérive ou utilisation abusive ou délictuelle. L’Europe a rédigé son Digital Services Act, entré en vigueur le 17 février 2024. Il lutte contre la désinformation, sous peine de sanctions pouvant aller jusqu’à 6% du chiffre d’affaires des plateformes et diffuseurs incriminés. Enfin, les 27 pays de l’UE sont aussi les premiers à avoir voté le seul règlement au monde autour de l’IA (l’IA Act) qui protège les européens des menaces de mort, usurpation d’identité, manipulation comportementale, diffamation, détournement d’image, actes ou paroles…
(Photo by Frederic J. BROWN and Brendan SMIALOWSKI / AFP)